Le lecteur s'interroge probablement à propos du caractère dubitatif ou interrogatif du titre de l'étude que nous lui consacrons. En rigueur, il ne peut en être autrement.
Voici pourquoi et pour une double raison : celle relevant de l'état civil, et celle d'écrits communs.
D'abord l'état civil : le 31 Juillet 1848, Hortense Bloncourt, âgée de 24 ans, fait enregistrer un jugement du tribunal de première instance de Pointe-à-Pitre, daté du 25 novembre 1847, faisant suite à une enquête demandée par Mme Creuillette Leblond le tout sans aucuns frais à cause de l'état d'indigence dément constaté", lui donnant acte de la naissance, donc de l'existence, de cinq enfants Bloncourt, dont Melville (sic) le 5 juillet 1821 à Pointe A Pitre. Les dates de naissance des 5 enfants entre 1813 et 1831 devaient être portées en marge des registres de l'état civil conservés au greffe. L'exemplaire sur microfilm se trouvant aux Archives nationales ne porte aucune mention.
Dans les documents que nous avons pu compulser par ailleurs, si le lieu de naissance demeure le même (à une exception près) les dates divergent : d'après le "Dictionnaire des contemporains" de Vapereau (1873) c'est le 23 octobre 1825; le "Dictionnaire des Parlementaires" de Robert Bourloton et Cougny donne le 23 novembre 1823, et une enquête de police le 23 octobre 1823.
Un rapport, (cote 105) transmis à la première division militaire, précise : "Son état civil n'a pu être indiqué d'une façon authentique, l'extrait de casier le mentionnant tout simplement sous le nom de Melvil-Bloncourt et les recherches faites aux bureaux de la Chambre ainsi qu'au ministère de la Justice n'ayant permis de découvrir aucun renseignement officiel à cet égard."
La vérité, à notre avis, se trouve chez le Guadeloupéen, Oruno Lara, dans son livre "La Guadeloupe dans l'Histoire". Pourquoi ? Pour deux raisons également :
Oruno Lara, né en 1879, a du posséder des documents probants, ou apprendre par la commune Renommée, le lieu de naissance exact de celui à qui il a consacré un très long article. Il écrit "Melvil-Bloncourt né à Grand-Bourg (Marie-Galante), en 1825, était venu fort jeune à Paris, où il fit ses études".
Ajoutons à ceci, pour conforter notre intuition, que, vers 1919, Oruno Lara se liait d'amitié avec Max Clainville-Bloncourt, neveu de Melvil-Bloncourt. Il termine son ouvrage en 1921. On peut supposer qu'Oruno Lara, pointois lui-même, n'avait aucun intérêt à privilégier Marie- Galante.
Voici encore qui pourrait subsidiairement, corroborer notre sentiment sur la validité de sa déclaration : "Pendant ses quelques années de législature, Melvil-Bloncourt trouva moyen de doter la ville de Pointe-à-Pitre d'une bibliothèque communale, par l'envoi de livres obtenus du ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts. Il fit de même pour la commune de Saint-Louis, Marie-Galante"
Cette ultime précision nous porte à croire que Melvil-Bloncourt devait avoir des liens privilégiés avec le maire et conseiller général, Monsieur Raiffer, ou tout simplement avec l'île de Marie-Galante, en leur rendant ainsi hommage à sa manière. Le prénom d'un de ses frères, Saint-Louis, évoque au surplus le nom de cette commune.
C'est dire que l'ampliation déjà évoquée est à considérer avec beaucoup de réserves, car la liste des enfants qui y figurent serait incomplète. Les frères et soeurs Bloncourt furent au nombre de dix. Ce sont : Octave (1807), Zoé (1808), Plaisir (1812?), Irène (1813), Saint-Louis (1815), Melfort (1817), Melville (1821), Hortense (1823), Clermont ou Clairmont (1825), Clainville (1829). Notre parti pris semble donc fondé.
Origine du patronyme :
Il s'agit d'éclaircir à présent, une seconde interrogation : le patronyme bicéphale adopté, MELVIL-BLONCOURT. D'où vient le choix de ce tandem patronymique considéré comme le patronyme véritable de celui qui en a fait élection ? L'extrait du rapport déjà cité (cote 105) adressé à la première division militaire peut en permettre la clarification : "Melvil, Sainte-Suzanne, dit Melvil-Bloncourt" ou encore "mieux connu sous le nom de Melvil-Bloncourt". Mais l'enquêteur se fait plus précis quand il nous livre un véritable extrait de naissance : "Il paraît néanmoins établi, d'après des indications dignes de foi, qu'il serait le fils naturel d'une Créole, Caillette-Leblond (1) et d'un comte de Moyencourt et que son nom aurait été constitué avec la dernière syllabe des noms de son père et de sa mère."
Ces précisions sont, de nos jours encore, attestées, quant à cette double filiation parentale, devenue et restée Bloncourt, tant par des descendants que par le Grand Armorial de France, pour l'origine nobiliaire du géniteur originel de la lignée ainsi que par son implantation territoriale.
"La famille Vaultier de Moyencourt était originaire de Picardie. Elle portait : d'azur à un croissant d'argent, accompagné de neuf mouchetures d'hermine rangée en orle. Devise : mieux vaut mourir que salir (Muller).
Elle remonte à Nicolas de Vaultier, archer de la garde du roi, époux de Françoise de Confite. Il est mentionné avec sa femme, dans une bulle du cardinal Saint-Pierre es liens (probablement le futur Jules II) du 25 août 1499."
Cette famille s'enracinera aux Iles d'Amérique, Guadeloupe incluse, avec notamment, "Alexandre de Vaultier, comte de Moyencourt, Chevalier de Saint-Louis, Commandeur de Notre-Dame du Mont-Carmel, Lieutenant général des Iles du Vent de l'Amérique, capitaine de vaisseau du roi, amirante de Castille, époux de Marie-Annede La Croix".
Notons cependant que les documents consultés ne nous ont pas permis d'identifier qui d'entre les comtes de Moyencourt nés en Guadeloupe peut être considéré comme l'ancêtre des Bloncourt. Une recherche plus approfondie dans des archives privées ou notariales permettrait sûrement de lever le voile sur un mystère qui n'est plus très épais car cette paternité tenue pour vraie peut être cernée par des détails, soit tirés de la tradition orale, soit de l'un des prénoms de l'intéressé. En 1991, mademoiselle Yolande Bloncourt nous confiait que, enfant, lorsqu'elle accompagnait sa mère au cimetière de Pointe-à Pitre, celle-ci attirait affectueusement son attention sur un buste effigie érigé là, en lui précisant qu'il "représentait la famille de notre ancêtre". (Cette même année, nous avons parcouru vainement ce cimetière. Vers quelle décharge ce buste ou stèle en déshérence fut-il acheminé ?...)
Le prénom, Vicomte, retient l'attention car, hier comme aujourd'hui, il ne nous semble pas avoir jamais eu cours dans l'Ile. Par contre, Vicomte, dans la hiérarchie nobiliaire est un titre de noblesse immédiatement inférieur à celui de comte, et porté par les fils cadets du comte et leurs descendants. Nous pouvons avancer cette hypothèse : n'était-ce pas, pour la génitrice, une manière codée de reconnaître une paternité, à tout le moins de la suggérer ?
Dans une de ses chroniques littéraires de la "Revue du Monde Colonial", (1864 Tome XII) "l'Edilité parisienne et les Colonies françaises" p. 230-236, celui qui deviendra tout uniment Melvil-Bloncourt, s'étonne de ne pas découvrir aux façades des rues parisiennes les noms de ceux qu i ont été les grands serviteurs de l'Empire colonial français; il cite, par exemple "l'Olive, le fondateur de la Guadeloupe (1635), de Moyencourt, de Nolivos, deux gouverneurs éminents de cette colonie" (p. 235).
N'était-ce pas, là aussi, façon de rendre un hommage indirect à son aïeul ? Cette origine paternelle (prestigieuse et aisée) de Melville, Sainte-Suzanne, Vicomte, Bloncourt nous permet également de mieux comprendre comment lui, jeune guadeloupéen de couleur, a pu poursuivre des études à Paris au Lycée Louis-le-Grand. En effet ce ne sont pas les modestes revenus financiers de sa mère qui lui auraient permis de payer son voyage, son trousseau et ses études.
A Paris : l'étudiant militant :
Dès lors, Melvil-Bloncourt commencera à battre le pavé parisien, pour le meilleur et pour le pire. Avant d'être l'homme politique de premier plan, et l'homme de culture respecté qu'il fut, étudiant il se fit remarquer par son militantisme. Un exemple, ce courrier adressé à J. B. Delutre (ou Delatre) recueilli par Jules Clarétie pour son "Liber Libro", parmi d'autres autographes.
Paris, le 19 avril 1866
Mon cher Concitoyen
J'ai l'honneur de vous adresser ci-inclus deux exemplaires de la liste de souscription pour les Affranchis des Etats-Unis d'Amérique. Je vous serai fort obligé de vouloir bien en remettre un pour moi à M. Marais quand vous aurez l'occasion de le voir.
Veuillez mon cher Concitoyen, etc.
Cette souscription avait été ouverte dès 1865 par Melvil-Bloncourt lui-même qui avait commencé son droit en 1845 et fondé, avec Ferdinand Gambion, Le "Journal des Ecoles", organe radical de la jeunesse démocratique; il est également un des fondateurs de la "Conférence Montesquieu" (1846) où se discutaient les questions de législation et d'économie sociale. Il fut nommé en 1848 commissaire du Banquet des Ecoles à la tête duquel se trouvaient Lamartine et Ledru-Rollin. Il semblerait qu'au terme de son cursus scolaire il ait obtenu le grade d'avocat. ("Nos députés à l'Assemblée Nationale", A-V Clerc, in 18, 1872).
En 1850, il entreprit la publication de la "France parlementaire, encyclopédie de la tribune française, de 1789 à nos jours". En voici la raison : "l'une des conditions essentielles pour former l'éducation politique dans le temps où nous vivons et pour édifier l'opinion sur les grandes questions dont notre génération est préoccupée, est de connaître la grande lutte parlementaire qui a présidé aux institutions qui nous régissent; cette lutte a cependant été laissée dans l'ombre; de là une immense lacune dans l'histoire".
Incarcéré par la police de Napoléon III :
Cette profession de foi devait porter ombrage à l'Establishment impérial. "Ce recueil fut supprimé par le coup d'Etat de 1851, et son auteur, arrêté, subit quelques jours de détention à la Conciergerie".
Un témoin oculaire, également incarcéré après la rafle, le Nantais Auguste Chassin (le Matoussin du Bachelier de Jules Vallès) dans son livre, "Souvenir d'un étudiant de 1848", traça un portrait plaisant de Melvil-Bloncourt qui avait déjà pris part "aux agitations préparatoires de la Révolution de Février", en conséquence déjà aguerri aux moeurs de la maréchaussée. Il écrit : "Un mulâtre revêtu d'un habit noir râpé et qui jusqu'alors s'était tenu à l'écart de tout le monde, vint me dire d'un ton mystérieux :
- On vous cherchera des complices; on trouvera des mouchards... Prenez garde ! Nous sommes en prison !
Avec qui ?"
Auguste Chassin de préciser : "Après cinq heures, nous n'étions plus dans la salle des filles qu'une dizaine, dont deux que l'expérimenté Melvil signala à notre mépris."
Au moment de l'appel des futurs libérés, alors qu'ils traversaient la salle où étaient empilées les prostituées du quartier, "une énorme rousse s'écria à l'attention de Melvil : Beau nègre, j'en tiens pour toi".
Cela, pour le portrait physique et spirituel.
Le critique littéraire :
Pour le portrait intellectuel, voici ce qu'il en dit : "Il professait pour Edgard Quinet une admiration fanatique, exclusive. Il discutait Michelet, il réputait Quinet indiscutable."
Avant d'être plus tard l'homme politique respecté, le républicain radical, mais toujours tolérant, lui qui disait, "il faut être juste même avec les rois" il mit sa plume au service de ce que nous nommerions aujourd'hui la Presse de Gauche. Il collabora à divers journaux républicains, "La Vraie République", "Le Peuple" de Proudhon, "La Voix du Peuple", se consacra à l'étude des questions coloniales dans la "Revue du Monde Colonial" et les colonnes de "L'Illustration". Dans ces deux publications il montra ses talents de critique et d'informateur érudit, autant que vulgarisateur en matière d'art sur des sujets neufs pour le public de l'heure (la civilisation aztèque, par exemple.)
Il fut le collaborateur de plusieurs dictionnaires d'alors auxquels il fournissait des articles : la "Biographie Générale" de Didot, le "Dictionnaire universel" de M. Lachâtre, le "Dictionnaire" de Larousse, enfin le "Dictionnaire des communes de France" de Joanne.
Jules Levallois, artisan d'une de ces créations, écrit le 26 février 1853 :
"...Je travaillais au dictionnaire de Maurice Lachâtre, étrange compilation !... y coudoyais Buchet de Cublize, tête encyclopédique, intelligence vaste et impartiale, élève comme Tisseur, Blanc Saint-Bonnet, Victor de Laprade, Fortoul dont il était le condisciple, du célèbre abbé Noirot... Parmi les survivants, je citerai l'infatigable M. Charguéraud, liseur, fureteur, annotateur, l'homme-dictionnaire, l'homme recherché et un lettré jusqu'au bout des ongles, M. Melvil-Bloncourt, aujourd'hui représentant des colonies à l'Assemblée Nationale, l'un des hommes qui possèdent et maintiennent le mieux la tradition intellectuelle, philosophique de notre pays".
Critique littéraire perspicace, corrosif et de grand talent, le premier et unique dans l'histoire de la littérature antillaise, ses jugements ne passaient pas inaperçus. Un critique de "grand format", comme Privat d'Anglemont. D'une plume alerte, fine lame à l'occasion, quand il ferraillait contre la bêtise de l'homo sapiens. En voici un échantillon extrait de "Homme ou Singe ou La Question de l'Esclavage aux Etats-Unis", tiré d'une chronique parue dans la "Revue du Monde Colonial" :
"Je devais ici même, après l'examen de l'oeuvre de M. Poussièlgue, parler de deux beaux livres que j'ai mentionnés, mais je me rappelle que les lois de l'esthétique, aussi bien que les ordonnances de police défendent certains voisinages".
Il n'est pas plus tendre à propos du Salambô de Flaubert. "Ce livre est à la science ce que le Génie du Christianisme a été naguère à la religion catholique :
C'est de l'archéologie illustrée mêlée à beaucoup de pathologie". Ce jugement est tiré d'un article inaugural de critique littéraire paru dans la Revue du Monde colonial de 1863, tome VIII. Il a de nos jours encore valeur d'enseignement pour un lecteur peu enclin à l'exotisme des situations romanesques. Il est à noter quelles réserves de Melvil-Bloncourt rejoignaient celles de Jules Levallois et de Saint-René Taillandier (2).
Alphonse Daudet, l'ami félon :
Il ne nous a pas été donné de pouvoir consulter ses sentences à propos des oeuvres de son ami félon, Alphonse Daudet. Si, cependant, elles furent d'une même verve ravageuse, cela explique en partie la hargne dont fera montre le Tartarin des Lettres. Selon des contemporains, ce serait l'une des raisons de leur rupture. On ne saurait, en effet, éluder l'ombre de Daudet à l'occasion d'un essai de biographie de Melvil-Bloncourt. Car leur histoire littéraire semble interférer avec leur histoire personnelle. Mais ceci n'aurait pas dû justifier cela.
En 1899, paraissait l'édition définitive, chez Alexandre Houssiaux, éditeur à Paris, sous la plume d'Alphonse Daudet, d'un roman "Jack", avec en sous-titre, "Moeurs contemporaines". Ce roman avait couru le feuilleton dès 1876 dans "Le Moniteur" de Paul Dalloz. Un des personnages remarqués de ce livre vériste, à double raison, parce qu'il est mulâtre et barbouillé à souhait par le portraitiste, se nomme Moronval. Il ne passa pas inaperçu et fit la fortune de l'auteur-barbouilleur. A telle enseigne, nous dit Oruno Lara, que Monroval fut considéré comme "un type physique et moral réussi du créole". (p. 274, op. cité). L'on comprend pourquoi ce livre de piètre facture à tous égards fut à l'époque un succès mitigé de librairie, mais apprécié par l'élite (George Sand). Ce Moronval présenté plus comme un tenancier d'hôtel borgne, que comme le directeur d'une institution libre, par les descriptions physiques appuyées, l'origine sociale et intellectuelle, maquillée par endroits pour donner le change, n'échappa pas à la "Cité Intellectuelle". Page 42 l'on lit : "Evariste Moronval, avocat et littérateur, avait été amené de la Pointe-à-Pitre en 1848, comme secrétaire d'un député de la Guadeloupe".
L'on peut dire, de manière générale, de tous les personnages mis en scène par Daudet, de Moronval à Jack, en passant par le professeur de littérature, Amaury d'Argenton, qu'il se trouve toujours un détail évoquant la personne de Melvil-Bloncourt. L'on n'aurait pas tenu grief à Alphonse Daudet d'avoir peint un type de mulâtre crédible, mais ici la boursouflure, la haine, l'emportent sur la littérature. Même les comparses de Moronval en subissent l'effet. Les deux piliers de ce livre sont le vérisme et le misérabilisme. Dans ce second cas sourd un racisme dont Alphonse Daudet ainsi que ses contemporains n'avaient pas conscience.
Jules Clarétie, qui était un familier de Daudet, dans ses "Célébrités contemporaines" (1883), livre la clé du rébus d'Alphonse Daudet. "Faut-il le nommer aujourd'hui ce Moronval ? On l'a porté naguère au cimetière, il s'appelait Melvil-Bloncourt". Firmin Maillard, d'une manière plus primesautière évoque la bassesse d'Alphonse Daudet : "...on peut quelquefois ne pas rendre le dîner qu'on a accepté, mais le vomir sur la tête de l'amphitryon a toujours été regardé comme une chose malséante... tout cela est parfaitement exact, l'auteur a connu Moronval. Il allait aux soirées de Moronval, il buvait l'orgeat de Moronval et y faisait danser les demoiselles; Moronval était jaune foncé, le romancier l'a peut-être vu un peu noir... tant pis pour Moronval". ("La Cité* des Intellectuels" p. 146).
Alphonse Daudet, pour corroborer son travail de démolition contre son ex-ami, la fortune littéraire aidant, fit une adaptation de "Jack", en collaboration avec H. Lafontaine. Elle fut représentée pour la première fois le 11 janvier 1881 au théâtre de l'Odéon. (E. Dentu, éditeur, 1882). Ici encore, le vérisme fut poussé à l'extrême. Monsieur Lafontaine, jouant le rôle d'Amaury d'Argenton, avait (ou s'était fait ?) la tête de Melvil-Bloncourt, telle que la photographie la représente : le visage barré d'une large moustache...
Le journaliste, Maxime Rude, autre mémorialiste réfléchi de cette fin de siècle, a, non sans raison, pu écrire du très (et trop) célèbre Daudet : "Trop de bonheur rend ingrat", faisant ainsi allusion aux temps des vaches maigres du Tarasconais, lequel dut son entrée en littérature au duc de Morny dont il était le secrétaire.
Il faillit être un de ces ratés qu'il a voulu décrire dans "Jack", si le duc de Morny n'avait pas passé l'éponge sur une saisie-arrêt faite par un imprimeur sur ses appointements de secrétaire.
Le roman-pamphlet de Daudet parut alors que Melvil-Bloncourt s'était exilé en Suisse, après la Commune de Paris à laquelle il avait pris part. Laissons le champ littéraire pour entendre la voix des contemporains. Du journal "La Paix", 14 Mars 1925 : "Melvil-Bloncourt, dans ses critiques, pratiqua l'éreintement en règle de Daudet qu'il qualifia de sous-officier des Lettres. Son adversaire le ménagea encore moins...Les cénacles littéraires s'en mêlèrent toujours avec leur esprit frondeur. Les amis de Daudet traitèrent Melvil-Bloncourt de malheureux en choix, et ceux du dernier infligèrent à son antagoniste le nom d'un petit poisson dont l'application est rien moins qu'honorable".
Quant à nous, nous livrons au psychiatre ce passage tiré de la Chèvre de Monsieur Seguin : "Notre en robe blanche fit sensation. On lui donna la meilleure place à la lambrusque et tous ces messieurs furent galants... Il paraît même - ceci doit rester entre nous, Gringoire - qu'un chamois à pelage noir eut la bonne fortune de plaire à Blanquette".
Quid d'Alphonse Daudet, écrivain ? Voici un jugement de son dernier biographe, Madame Wanda Banour (France-Culture , 19 heures, 25 juillet 1990) : du « sous-Zola ». D'Henri Guillemin, commentant l'oeuvre de Jules Vallès : "considérer avec différence, et selon la tradition, Alphonse Daudet, par exemple, comme un grand écrivain, et réserver une place dans son ombre - une sorte de niche à chien - à Vallès, cela relève de la bouffonnerie
Le parlementaire :
C'est l'instant d'évoquer le parlementaire. Melvil-Bloncourt fit son entrée sur la scène politique avec la chute de l'Empire. La Guadeloupe avait eu à élire deux députés. Le 15 octobre 1870, dans le journal "Le Commercial" (Guadeloupe) était proposé le tandem, Victor Schoelcher et Melvil-Bloncourt. Le 21 octobre 1870, le journal "L'Avenir" (Guadeloupe) proposait une : Victor Schoelcher et Auguste Duchassaing.
Il faut dire que la candidature de Melvil-Bloncourt n'allait pas de soi, - son intégrité et ses qualités intellectuelles n'étant pas en cause - mais ses adversaires, à Paris comme à la Guadeloupe, n'avaient pas oublié sa participation à la Commune. Le 10 mars 1871, "L'Avenir" donnait les résultats des élections de Paris où avait été élu Victor Schoelcher, en même temps que Victor Hugo, Gambetta, Ledru Rollin, Clémenceau. Y était également insérée une note-manifeste en faveur d'Adolphe Rollin et Melvil-Bloncourt. Le 11 mars 1871, "Le Commercial" (Guadeloupe) publiait le manifeste suivant dans lequel M. Rollin déclarait : "la nomination de notre illustre concitoyen, Victor Schoelcher, à la représentation de Paris, étant un fait accompli, il y a lieu de porter nos voix sur un autre candidat.
Je me substitue à M. Schoelcher dans la combinaison libérale représentée par lui et par M. Melvil-Bloncourt auquel je suis uni par mes principes et mes convictions".
En dépit des palinodies et des cabales, au premier tour de scrutin du 19 mars 1871, Melvil-Bloncourt obtint 3211 voix, Adolphe Rollin 2898. Au second tour du 9 avril les résultats furent : Melvil-Bloncourt 2977, Victor Schoelcher 2495, Adolphe Rollin 2393, Auguste Duchassaing 2074. Le 25 avril 1871, la Gazette Officielle donnait un scrutin rectifié : Melvil-Bloncourt 3322 voix, Adolphe Rollin 2756. C'étaient les deux candidats ayant eu le plus de suffrages. Et, voilà comment, Melvil-Bloncourt devint député de la Guadeloupe.
Cette victoire ne fut pas vue d'un bon oeil à Paris, car la Commune venait de prendre fin, et le nouveau parlementaire en sortait. D'une synthèse de rapport (cote 74) faite à l'autorité militaire voici un aperçu : "De son élection à la Guadeloupe, voici ce que l'on raconte :
Il s'agissait d'élire deux députés. Un propriétaire blanc, Monsieur Rollin, homme fort honorable posait sa candidature, mais on lui fit observer qu'il ne passerait qu'en même temps qu'un homme de couleur.
On songea alors à Melvil-Bloncourt qui, étant établi en France depuis de nombreuses années, tirait de son éloignement ce prestige qui, aux colonies, entoure rapidementles créoles venant habiter Paris.
M. Rollin fit les frais de la double élection et malgré l'opposition de tous les gens sensés, Bloncourt passa à la remorque de M. Rollin, mais à une très faible majorité."
De 756 voix, cependant !!!
Son action au Parlement :
Durant son bref passage à l'Assemblée nationale, de juin 1871 à février 1874, Melvil-Bloncourt fut un parlementaire actif au bon sens du terme et un remarquable démocrate. S'il fut un politique respecté et écouté dans l'hémicycle, intellectuel il le fut non moins, double notion qui ne cohabite généralement pas chez des politiques d'aujourd'hui ou d'autrefois de quelque obédience qu'ils se réclament. Nous entendons, intellectuel, au Ignacio Silone : "Ce mot d'intellectuel je l'emploie dans un sens précis : je désigne ainsi tous ceux qui contribuent à la formation d'une conscience critique au sein d'une époque. Dans le sens où je l'entends, ce terme désigne une fonction et non pas une corporation."
Citons quelques unes de ses initiatives : il amorça la création d'une bibliothèque communale dans la Ville de Pointe-à-Pitre, par l'envoi de livres obtenus du Ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts. De ces ouvrages, toutes disciplines confondues mais notamment de littérature et de sciences, nous en avons dénombré 390 ! Cela peut paraître modeste, mais le geste est toujours neuf. Cet envoi de livres dut sembler insolite au maire de Saint-Louis d'alors, M. Raiffer, auquel le généreux pourvoyeur répondit : "Moins de livres ! dites-vous. Goethe disait : De la lumière ! encore de la lumière ! Je Suis de l'avis de Goethe. Et j'ajouterai : pas assez de livres."
Il eut, par ailleurs, le projet -hardi pour l'époque de créer un musée public. Entre autres artistes il avait choisi les tableaux du peintre guadeloupéen, Guillaume Guillon, dit Lethière, un cacique des Beaux-Arts, en hommage filial, disait-il, à la Guadeloupe, ce qui peint bien le caractère moral de cet homme de culture qui fut chargé de mission culturelle avant la lettre.
Malheureusement, Melvil-Bloncourt ne put parachever son oeuvre de salubrité mentale, son mandat parlementaire allant être écourté, son passé de communard n'ayant pas été oublié par tout le monde. Ce d'autant que, sur le plan politique, il était toujours resté égal à lui-même. Il siégea à l'extrême gauche de l'Assemblée nationale, et vota contre le pouvoir constituant, contre le septennat. C'est l'heure de faire un retour en arrière pour le situer dans le mouvement communaliste qui allait infléchir la trajectoire de sa vie.
Le passé de Communard :
Melvil-Bloncourt enfermé dans Paris durant le siège de 1870, honorant ses convictions politiques, devint un rouage important de la Commune, puisque adjoint du Délégué à la Guerre, Cluseret. De la synthèse des rapports (cote 74), nous lisons : "au mois de décembre 1870 il habitait une propriété sise entre Vanves et Issy, mais, lors de l'investissement, il se réfugia à Paris, rue de Navarin N° 19, dans un appartement mis à sa disposition par un Sieur Martel, artiste dramatique qui était parti en Bourgogne. Au début du siège Melvil-Bloncourt se fit incorporer dans le 116e bataillon de la Garde Nationale, mais il y resta peu de temps"...
"Pendant la période insurrectionnelle, il eut de fréquentes entrevues avec Glais-Bizoin, avec Cluseret, dont il était le conseiller intime, et il aura assisté à tous les entretiens que ce dernier eut avec M. Bonvalet".
Le rapport adressé à la première division militaire (cote 105) précise : "... le 20 ou le 21 mars, il vint offrir à Lullier, à l'Hôtel de Ville, ses services, en disant qu'il donnait son adhésion pleine et entière au programme du comité central et de la Commune."
Son dévouement à la cause communaliste fit de lui une cible rêvée. L'arrivée au pouvoir du maréchal de Mac-Mahon devait mettre un terme à la vie parlementaire de Melvil-Bloncourt. Le prétexte était clair. Sous la Commune il avait eu la direction des engagements pour les bataillons de marche et d'artillerie. Le même rapport précise :
"Melvil-Bloncourt portait alors un képi de commandant d'état-major et avait sous ses ordres six employés que le comité central payait 3 francs par jour; Melvil de son côté, recevait ses émoluments, fixés à10 francs par jour, du caissier du Délégué à la Guerre." v D'après un extrait des Etats de solde, Melvil-Bloncourt aurait émargé du 1er avril au 15 mai pour la somme de 410 francs.
Le 5 février 1874, le général du Barrail, ministre de la Guerre, faisait part à l'Assemblée nationale du rôle joué en 1871 par le député de la Guadeloupe. A cette lettre était jointe une demande et autorisation de poursuite formulée par le général de Ladmirault, gouverneur de Paris.
"Je crois devoir appeler votre attention sur les faits suivants, desquels il résulte qu'un membre de l'Assemblée nationale est assez sérieusement compromis dans l'insurrection de la Commune pour qu'il puisse être l'objet de poursuites devant un conseil de guerre... Melvil-Bloncourt a prêté son concours à la Commune dans les conditions suivantes :
1) le 5 avril 1871, il fut chargé par décision du membre de la Commune, délégué à la Guerre, de la direction des engagements pour les bataillons de marche et d'artillerie; 2) 2) ce même jour, il a pris possession de son poste au Ministère de la Guerre, pavillon du Ministre, et 23 pièces - dont 16 revêtues de sa signature - certifient qu'il a réellement exercé jusqu'au 16 mai 1871 inclus les fonctions de chef de service des enrôlements; ces pièces portent presque toutes comme en-tête : "Ordre du Citoyen Cluseret, délégué à la Guerre..."
L'autorisation de poursuivre fut votée le 28 février1874, par 532 voix contre 64. Melvil-Bloncourt qui était parti pour Genêve quelques jours auparavant, fut condamné par contumace à la peine de mort le 5 juin 1874, par le 3ème Conseil de guerre de Paris, et déchu de son mandat de représentant le 9 décembre 1874 par un vote à l'Assemblée.
Voici l'attendu du verdict :
"Bloncourt-Melvil, Sainte Suzanne, dit Melvil-Bloncourt député de la Guadeloupe, Homme de Lettres, (contumax) coupable d'avoir en 1871, à Paris, participé à un attentat dont le but était d'exciter la guerre civile en armant et en portant (sic) les citoyens à s'armer les uns contre les autres; levé ou fait lever des troupes armées et enrôlé des soldats sans aucune autorisation du pouvoir légitime; exercé une fonction dans des bandes armées et provoqué des militaires à passer aux rebelles armés."
Ce verdict fut prononcé à l'unanimité. Il aurait pu ajouter, délit d'opinion et un salaire de 410 francs. Même des francs-or, c'était chèrement payé...
Si Melvil-Bloncourt échappa au peloton d'exécution, l'on ne saurait dire que la Presse l'y aida, car constamment, elle sonna plutôt l'hallali. Dans une lettre du 6 juillet 1872, il écrivait : "Le Figaro, l'année dernière, me dénonçait et demandait ma tête". Le "Petit Moniteur Universel", lundi 9 février 1874 n° 40, écrit dans une Dernière Heure : "Beaucoup de personnes se sont demandées comment M. Melvil-Bloncourt, ancien serviteur de la Commune n'avait pas été arrêté après la défaite de l'insurrection".
Dans "Paris-Journal", dimanche 8 février 1874 n° 38, sous le titre "Le cas Melvil-Bloncourt", le capitaine Grimal, ex-commissaire du gouvernement, écrit "... A M. Thiers, et à lui seul, la responsabilité du défaut de poursuites pour des crimes ou délits dont il avait une parfaite connaissance : personne, parmi certains rebuts du 4 septembre, n'avait sans doute intérêt à ce que Melvil-Bloncourt fut poursuivi, et il ne l'a pas été..."
Sans doute dut-il son salut à l'amitié que Thiers lui témoignait. Il devait cette amitié au fait qu'il avait voté le 24 mai 1871 pour le maintien de Thiers au pouvoir.
Un rapport de la Préfecture de Police sous la plume du policier M. Brissaud, daté du 6 février 1874, 9 heures un quart, soir, relate la filature dont fit l'objet Melvil-Bloncourt, de son domicile, accompagné "d'un autre mulâtre", à la gare de Lyon où il empruntait le train de Lyon-Italie. De son côté, la police helvétique ne démérita pas. D'un télégramme chiffré, N° 590, de Ferney pour Versailles, déposé le 9 février 1874, 5 heures 25 du soir, le commissaire spécial Ferney à Intérieur Sûreté Générale, annonce :
"Melvil-Bloncourt arrive à Genève hier au soir. Descendu chez Cluseret. Ce soir la proscription lui offre un punch chez Bellivier. Cluseret attend lettre Levraud pour partir".
En Suisse :
Réfugié en Suisse, il fit la navette, de Neuchâtel, Chêne et Genêve pour s'installer enfin à Genêve. Car il était toujours poursuivi et épié, comme les principaux proscrits, par les sbires du pouvoir. Si bien que, en 1879 encore, dans une correspondance à Nadar, il lui demandait de domicilier son courrier à cette double adresse : Chemin des Volandes (Maison Costes), 5e Chemin des Eaux Vives, Genêve, chez M. Pagès (aujourd'hui, ce sont des rues adjacentes).
Nous supposons que la dernière identité est empruntée au nom de jeune fille de son épouse, Françoise Pagès, née à Bâton Rouge, en Louisiane, contrairement à ce qui est rapporté par un acte de mariage de la mairie du XIe du 8 décembre 1859, qui la fait naître à Paris du diocèse de Bâton Rouge, daté du 5 Décembre 1835, prouve que Françoise Pagès y est bien née le 5 décembre 1833 de Jean Baptiste Pagès et de Colette Espinard.
L'on peut conjecturer que cette erreur de transcription est une séquelle de la Commune, car ce document évoqué est un acte de mariage rétabli en vertu de la loi du 12 février 1872, par la 2e section de la Commission dans sa séance du 22 octobre 1880. Que Pierre Bardin qui est l'inventeur de ces pièces et de la suivante soit ici remercié. Celle-ci est l'acte de mariage de Melvil-Bloncourt qui eut lieu en l'église Saint-Jacques du Haut-Pas. Elle est instructive, car fait apparaître le nom de ses amis de longue date. Parmi les témoins, nous relevons de Pierre Léopold Buchet de Cublize, Jules Prosper Levallois, Adolphe Edouard Bonnet, Auguste Caristie.
Nous ignorons quand et comment madame Melvil-Bloncourt gagna la Suisse, bien que G. Sarlat dans "Le Nouvelliste de la Guadeloupe" du 29 mai 1918, ait écrit : "Melvil, qui ne se faisait aucune illusion sur le sort qui l'attendait, quitta Paris pour la Suisse, avec la noble femme qui était sa compagne, aussitôt que fut déposée la demande en autorisation de poursuites sur le bureau du Parlement".
Toutefois, une Commission ayant été chargée d'examiner la validité des charges à l'encontre de Melvil-Bloncourt, dans le Cahier Rose (ainsi nommé par nous, à cause des marbrures de sa couverture) où étaient notées toutes les interventions des parlementaires, nous avons relevé une déclaration de Pierre Clément Eugène Pelletan, l'unique supporter de Melvil-Bloncourt, précisant que "Madame Bloncourt a chargé un député des colonies de protester en son nom contre les lettres de Cluseret."
(Cette protestation, si elle eut lieu, doit se trouver dans l'Analytique du Journal Officiel)
Pelletan faisait allusion à un courrier daté de Genève du 7 février 1874, jour de l'arrivée de Melvil-Bloncourt en Suisse, adressé à la commission, où en substance il réfute les charges prononcées :
"Je dois à la vérité de déclarer que tout cela est fort exagéré. M. Melville (sic) avec lequel je n'ai eu aucun rapport direct depuis la Commune, et pour ainsi dire pas pendant, vint me trouver en avril 71 sous l'empire de la nécessité. Comme beaucoup d'hommes de lettres à cette époque il était sans ressources."
Essayait-il de disculper son ex-collaborateur ? Si oui, Melvil-Bloncourt a dû trouver maladroit son témoignage. Il faisait de lui quelqu'un qui avait embrassé la Commune, par nécessité plus que par conviction.
Cluseret aurait-il interprété cavalièrement certains propos de Melvil-Bloncourt fondés sur une argumentation juridique de l'accusé ? D'un rapport circonstancié, Genève 10 mars 1874, sous la plume de l'indicateur Ludovic, nouslisons ceci : "...Le dîner donné par Cluseret a été très animé relativement à Melvil-Bloncourt, qui persiste à répondre aux félicitations qui lui sont adressées au sujet des poursuites autorisées par la Chambre, que les poursuites sont injustes, qu'il n'a occupé qu'un poste subalterne et que selon la justice, il ne devrait courir aucun risque."
Ouvrons ici une parenthèse pour présenter l'honorable correspondant de la Préfecture de police, "Ange Gardien" de la proscription genevoise. Nous savons infiniment gré au professeur Marc Vuilleurmier de l'Université de Genèvede nous avoir mis sur la piste de ce singulier personnage (3).
"Ainsi Josselin, ancien membre du Comité central de la Garde Nationale et Colonel Fédér, employé de commerce, qui, sous le pseudonyme de Ludovic, sera certainement l'un des meilleurs informateurs de la police, tant au sein de la proscription que, plus tard, chez les guédistes où il militera."