La genèse, à Paris, dans les années trente, d’un espace de production littéraire, la « négritude », comme espace politique d’expression « identitaire » [1], est le produit de ce que Georges Balandier a conceptualisé sous la notion de « situation » coloniale (1982 : 3-38). Elle traduit le refus de cette domination totale – caractérisée par la conquête, l’esclavage, la déportation, le déni culturel et spirituel, la domination politique et l’exploitation économique – légitimée par le postulat de « (...) l’excellence de la race blanche et plus précisément de cette fraction qu’est la nation colonisatrice ; la suprématie étant donnée comme fondée dans l’histoire et la nature » ( op. cit. : 17). La « négritude » assume les frontières entre « races » héritées de l’histoire des rapports de force politiques, tout en contestant la position dominée assignée aux Noirs dans ce système de classement : « l’homme antillais a été colonisé de l’intérieur » et soumis à un « effroyable processus d’assimilation, donc de dépersonnalisation », affirmait Aimé Césaire ( Le magazine littéraire, n° 34,1969).
La trajectoire littéraire et politique de Césaire, un des représentants les plus reconnus de la « négritude », ainsi que les textes et les ouvrages publiés à partir de la fin des années quarante aux éditions et dans la revue Présence Africaine, sous-titrée Revue culturelle du monde noir, traduisent plus que de simples logiques d’opposition entre dominants et dominés. Ils donnent à voir le paradoxe des dominés noirs contraints, pour « s’inventer » comme « peuple », à puiser dans l’imaginaire des dominants blancs le fondement d’une « identité » collective réifiée. Mais l’enjeu est double et contradictoire : si l’affirmation d’une « identité » culturelle spécifique rejoint et soutient la lutte pour la reconnaissance littéraire, elle la discrédite aussi puisqu’elle tend à opposer le particularisme culturel (dominé) à l’universalisme littéraire (dominant). La trajectoire de Césaire s’inscrit dans cette configuration politique et poétique dans laquelle la différence doit s’imposer comme critère de distinction à la fois dans le champ politique (lutte pour l’indépendance) et dans le champ littéraire (lutte pour la reconnaissance) pour ne pas apparaître comme une assignation à une position de « sous-citoyen » et de « sous-écrivain ».
DOMINATION COLONIALE ET REVENDICATION « IDENTITAIRE »
La « négritude » est un mouvement d’écrivains issus en grande majorité des co-lonies françaises d’Afrique subsaharienne, des Antilles et de Guyane. La politique menée par la France dans son Empire composa jusque dans les années cinquante entre la nécessité de former des « indigènes » à être des auxiliaires efficaces de l’entreprise coloniale – notamment par l’apprentissage de la langue française et l’inculcation de la reconnaissance des bienfaits du système colonial et de la supériorité blanche – et la conscience des dangers de « l’assimilation » culturelle totale. Pouvant conduire à la revendication de l’égalisation des droits civiques et politiques, elle ne fut pratiquée, avec précaution, qu’aux lendemains des deux guerres et ne concerna qu’une petite élite. Pour la grande masse des colonisés, la doctrine qui eut réellement cours fut celle de l’« association-adaptation » qui privilégiait la séparation relative des univers et des destins. Il s’agissait de ne pas « arracher » complètement les « évolués » à leurs « traditions », de ne pas en faire des « déclassés » qui n’accepteraient plus de « rester à leur place ». C’est ainsi que les manuels scolaires diffusés dans les colonies durent, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, s’appuyer sur le « folklore » et s’adapter « aux réalités locales ».
Dès le milieu des années trente et plus encore à partir des années cinquante, partisans et adversaires africains de l’« assimilation » s’affrontèrent : les uns l’érigèrent en bannière d’une égalisation des droits entre les colonisés et les Français de métropole, les autres la dénoncèrent comme une forme d’aliénation des âmes, beaucoup plus destructrice que l’exploitation économique ou la domination politique. Paradoxalement, les détracteurs les plus acharnés de la doctrine de l’« assimilation » en étaient aussi les purs produits : ils avaient en effet, le plus souvent, fait des études supérieures à Paris. Cette opposition sur la politique culturelle de la France dans son Empire traduisait et accompagnait la lente émergence de revendications plus strictement politiques sur le statut des colonies. L’affirmation de l’existence de cultures « authentiques » porteuses des « vraies » identités culturelles – opposées à l’homogénéisation culturelle, comme imposition de la culture, à prétention universelle, des colonisateurs – précéda la contestation des modalités politiques du système de domination colonial. Elle renfermait également tous les pièges et toutes les contradictions du mode de raisonnement culturaliste qui, privilégiant le droit à la « différence » culturelle, participait à la négation des fondements socio-politiques des rapports de domination et autorisait les dérives essentialistes du type « personnalité culturelle », forme euphémique du registre racial.
La construction « identitaire » est un processus historique par lequel se pensent et sont pensés, simultanément, l’Autre et le Semblable. Il permet qu’émerge et que soit con-sacré l’Être collectif au monde : « je crois que tout cela est parti de la recherche de l’identité, une des choses dont j’ai le plus souffert dans le monde colonial (...) c’était, presque au sens martyr du terme, l’aliénation, le sentiment de perdre son être » explique Césaire interrogé sur la genèse de la « négritude » ( Fraternité-Matin, 15/04/1997). La quête d’identité impose tout un travail de substantialisation de la définition, inséparablement indigène et allogène, d’une différence imaginée. Instituer la différence suppose de composer une généalogie et une mythologie, de socialiser le sang et le temps et, à l’inverse, de naturaliser le social, de revendiquer une histoire et sa permanence (déshistoricisation), de fixer des événements et des individus « fondateurs » du collectif, enfin de construire et de transmettre une vision du monde créatrice d’indivision.
L’enjeu réel est moins de définir les traits qui caractériseraient « le noir », l’« essence » de son être fondamental, que de s’approprier le pouvoir de délimiter, de tracer la différence comme le politique décrète les frontières. L’arbitraire de la démarcation est d’autant plus facilement nié que les traits revendiqués comme propres, singuliers, spécifiques à un groupe puisent dans ce qui semble le moins contestable, le plus évident, le plus « naturel » : la manifestation physique d’une différence (Léon Gontran Damas publie, en 1937, le premier recueil de poèmes de la « négritude » sous le titre Pigments ). La couleur de la peau, sceau de la « race » dans l’Europe des années trente, est alors une marque identitaire non contestée qui assigne une place dans l’ordre de l’humanité perçu comme nécessairement hiérarchisé et inégalitaire : « La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne », écrivait Ernest Renan en 1871 (Léon, 1991 : 41). Cette classification raciale est encore largement partagée dans les années trente, même si son fondement héréditaire et biologique est déjà contesté. « Le nègre » est sans aucun doute le plus « primitif » d’entre les colonisés. Même s’il peut être « brave » (surtout aux lendemains de la Grande Guerre au cours de laquelle il a versé son sang en abondance pour la France) après avoir été « barbare », il reste dépourvu des structures élémentaires de la civilisation, notamment l’écriture. Puisque le mot « nègre » définissait, sans qu’il fût besoin d’en dire plus, l’être noir aux yeux des blancs, les noirs le volèrent aux blancs pour en contester le sens : « notre lutte était la lutte contre l’aliénation (...) et alors nous avons pris le mot nègre comme un mot-défi (...) Puisqu’on avait honte du mot nègre, eh bien, nous avons repris le mot nègre », déclara Césaire (Depestre, 1980 : 15).
« Le Juif n’est pas aimé à partir du moment où il est dépisté, disait Fanon, mais avec moi tout prend un visage nouveau. Aucune chose ne m’est permise. Je suis surdéterminé de l’extérieur. Je ne suis pas esclave de “l’idée” que les autres ont de moi, mais de mon apparaître » (Fanon, 1952 : 93). Pour ne plus être subi cet « apparaître », impossible à dissimuler, est au contraire revendiqué par les auteurs de la « négritude ». L’alchimie consiste alors à incarner ce corps-support dans un corpsmémoire, seul à même d’autoriser l’existence collective et de transformer le physique en métaphysique. Le nègre est bien plus que le noir : alors que le noir ne signifie qu’une différence d’apparence, le nègre invente la différence d’être. Mais pour être socialement et symboliquement efficace, la revendication du pouvoir de classer et de se classer ne peut faire l’économie de la construction d’un savoir sur soi : il faut exproprier l’Autre de soi (lutte contre l’assimilation) et se réapproprier les limites de son « être anthropologique » jusqu’alors imposées de l’extérieur (lutte pour la différenciation).
ENTRE DEUX GUERRES : LA « RENAISSANCE »
Bien que la « négritude » fût essentiellement inventée et revendiquée par des poètes africains et antillais francophones résidant à Paris dans les années trente, elle s’inscrivait cependant dans le mouvement politique et culturel plus vaste de la « Renaissance noire », né aux États-Unis et porté par une nouvelle intelligentsia dite « de couleur » : dès 1905 W.E.B. du Bois, un sociologue noir américain – considéré comme un des fondateurs du panafricanisme [2] –, publiait les Âmes noires ; en 1925, l’anthologie des auteurs de la « Renaissance nègre » d’Alain Locke – The New Negro – signait la reconnaissance de ce mouvement politico-littéraire ; en 1928, Jean Price-Mars, ethnologue haïtien, publiait Ainsi parla l’oncle et l’ultra nationaliste Marcus Garvey affirmait, lors d’une conférence à Paris, que les noirs devaient être fiers de leur « race » [3] et que l’Afrique était la terre promise, la « terre sans mal ». Des auteurs noirs américains comme Langston Hughes, Claude MacKay, Countee Cullen, qui séjournèrent à Paris dans les années vingt-trente, eurent une grande influence sur les intellectuels noirs francophones. Ils avaient en commun, non seulement d’être noirs issus à « l’origine » d’une même terre, mais aussi et surtout d’être dominés politiquement, civiquement et littérairement.
En France, à cette époque, des noirs africains et antillais siégeaient au Parlement français. René Maran, premier noir à obtenir le prix Goncourt ( Batouala, véritable roman nègre, 1921), critiquait les abus du système colonial – sans toutefois le rejeter complètement –, quelques écrivains occidentaux en instruisaient le procès comme les surréalistes qui, dès 1925, prirent position contre la guerre du Rif et, en 1931, signèrent un tract intitulé « Ne visitez pas l’Exposition coloniale », ou encore comme Gide en 1927 ( Voyage au Congo ). Mais la question de l’indépendance ou même de l’autonomie ne se posait pas. Les conditions de l’émergence de telles revendications n’étaient pas encore réunies : les colonisés n’avaient alors pas d’organisations politiques et syndicales propres, l’élite instruite était numériquement très faible et la répression de toute contestation dans les colonies était extrêmement violente. Dès juillet 1924, notamment, le Ve Congrès communiste mondial remit en cause le système colonial et posa la question de l’autonomie des colonies, mais l’influence communiste était relativement marginale et la majorité des intellectuels noirs restait attachée à l’idéal politique français d’assimilation. Dès le début des années trente, en revanche, des organisations d’étudiants noirs plus critiques vis-à-vis de la situation coloniale émergèrent, comme l’Association des Étudiants ouest-africains (1933) présidée par Senghor [4] et l’Association des étudiants noirs en France ayant pour organe d’information l’Étudiant noir (1935-1936), dans lequel écrivaient, entre autres, Césaire, Damas et Senghor. Des revues à vocation plus culturelle comme La Revue du Monde noir (1927-1932), et plus politique comme Légitime Défense (1932) [5], soutinrent, chacune à sa manière, l’émergence des intellectuels noirs sur la scène littéraire et politique parisienne. En 1936, les intellectuels noirs firent pression sur le Front populaire pour que soit appliquée aux colonies une politique nouvelle. Or, si le gouvernement de Léon Blum affirma que la métropole avait la responsabilité de préparer les peuples de l’Empire à l’émancipation, il s’empressa d’en repousser l’échéance. Les nationalistes noirs ne trouvèrent pas plus de soutien du côté du parti communiste qui, à partir du milieu des années trente, donna la priorité aux luttes anti-fascistes.
Dans ce contexte d’isolement politique des intellectuels noirs, l’investissement dans la problématique culturelle semblait être le seul engagement possible pour faire entendre la voix des nègres. La « nation nègre » sans État, sans sol, sans frontières et sans langue n’ayant pas d’existence politique et juridique ne pouvait donc être fondée et unifiée qu’à partir du postulat d’une identité culturelle commune, d’une civilisation unique. Pour retisser le lien (postulé) entre tous les noirs rompus par l’esclavage, la déportation et la colonisation, il fallait réinventer une terre originelle et une culture ancestrale : « (...) on n’est pas impunément noir, et que l’on soit français (...) ou que l’on soit de culture américaine, il y a un fait essentiel : à savoir que l’on est noir, et que cela compte. Voilà la négritude. Elle affirme une solidarité. D’une part dans le temps avec nos ancêtres noirs et ce continent d’où nous sommes issus (...) et puis une solidarité horizontale entre tous les gens qui en sont venus et qui ont en commun cet héritage » (A. Césaire, Le magazine Littéraire, n° 34,1969). Césaire, notamment, reprochait aux marxistes-surréalistes de Légitime Défense, non seulement d’être beaucoup trop assimilationnistes – « Ces jeunes en colère étaient surréalistes comme l’étaient les surréalistes français ; communistes comme bien des français. Ils n’étaient pas assez nègres » (Ngal, 1994 : 59) –, mais encore de mettre l’accent exclusivement sur le fait social et d’ignorer le fait culturel : « je soutenais que la question politique n’épuise par notre condition nègre », disait encore Césaire (Depestre, 1980 : 11).
« NEGRE »... VOUS AVEZ DIT « NEGRE »
Issu d’une famille de la petite élite noire de Martinique [6] convaincue de l’importance de l’école républicaine, Aimé Césaire (né en 1913) fut un brillant écolier et obtint, en 1924, une bourse pour poursuivre des études dans l’enseignement secondaire. C’est au lycée Schœlcher de Fort-de-France qu’il rencontra le Guyanais Léon Gontran Damas, avec lequel il fondera, dans les années trente, la « négritude ». En 1931, bachelier, il s’inscrivit en hypokhâgne, puis en khâgne au lycée LouisleGrand de Paris : « (...) j’avais le besoin urgent de m’échapper. J’étouffais dans la petite société coloniale qu’était la Martinique avec ses mesquineries, ses ragots, ses préjugés et sa hiérarchisation en classes et en races. Bref, je m’y emmerdais profondément » (Césaire, Le Nouvel Observateur, 17/02/1994). Dès son arrivée, la rencontre avec le sénégalais Léopold Sédar Senghor – fils de riches commerçants, arrivé à Paris en 1928 pour suivre des études de Lettres – fut décisive. La passion de l’Afrique habitera désormais son œuvre et ses engagements politiques : « Avec Senghor j’ai compris que nous étions dans un monde de fausses valeurs inventées à l’usage des colonies par les classes dominantes » (Césaire, Le cercle de Minuit, France 2,1994). Paradoxalement, c’est aussi à Paris que le jeune Senghor, éduqué à l’école des prêtres catholiques, se découvrit africain et « nationaliste » : « C’est curieux, déclarait-il, Barrès m’a fait connaître et aimer la France mais, en même temps, il a renforcé en moi le sentiment de la négritude en mettant l’accent sur la race, du moins la nation » (Sirinelli, 1988 : 81). Ce que Senghor et Césaire partageaient c’était, certes, la couleur de la peau, mais aussi et surtout une position de porte-à-faux : « tout ce qui est inscrit dans une relation structurelle similaire avec une puissance littéraire centrale » (Casanova, 1999 : 243). Bien que leur capital scolaire les distinguait de la grande majorité des noirs et les éloignaient considérablement de leurs appartenances antérieures, ils ne furent pas pour autant assimilés aux catégories dominantes de la métropole : dominants parmi les dominés, ils restaient dominés chez les dominants. La position-nègre, ce statut de mineur absolu, leur apparut encore plus insupportable au cœur de Paris qu’au fond de l’Afrique et de la Martinique et d’autant moins acceptable qu’ils pensaient présenter les garanties nécessaires de la bonne volonté culturelle. Alors que leur trajectoire signait un impossible retour vers cette part d’eux-mêmes avec laquelle ils avaient rompu en se distinguant, leur présence devint un « exil ». Doublement étrangers – noirs à Paris et blancs à Dakar et Fort-de-France –, ils s’inventèrent « nègres ». Comme l’a montré Anne-Marie Thiesse à propos des écrivains régionalistes, qui se découvraient « rustique balourd » dans les salons parisiens, la seule issue possible pour les poètes de la « négritude » consista à « cultiver sa (ses) différence(s) à défaut de pouvoir s’imposer comme modèle... » et à « fonder une autre légitimité dans le champ littéraire » (Thiesse, 1991 : 48,85 et 11).
Ces écrivains africains et de la diaspora noire, privés d’un patrimoine littéraire propre, durent imposer, à Paris, capitale de la culture « universelle » (Casanova, 1999), la reconnaissance de leur originalité littéraire. En inversant le stigmate attaché à la couleur de leur peau ( Black is beautiful ), ils convertirent les signes d’une malédiction naturelle en emblème d’une singularité culturelle et s’imposèrent en imposant la définition de leur différence : il s’agissait de « retourner le handicap » (Thiesse, 1991 : 103) affirmé autant par les discours des administrateurs coloniaux que par la théorie sur l’inégalité des races de Gobineau. Qu’il fût dit « naturel », « barbare », « primitif » ou « bon sauvage » – « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France » écrivait Senghor dans Hosties Noires en 1948 –, le nègre vu de l’Occident restait inférieur mentalement, intellectuellement et culturellement. L’opération de subversion du regard porté sur les noirs fut aussi encouragée par la « découverte » de l’art nègre par les artistes occidentaux et par le développement de l’ethnologie, l’une et l’autre conférant au « monde noir » une légitimité historique et culturelle : « bien sûr, ma connaissance de l’Afrique était livresque, j’étais tributaire de ce qu’écrivaient les blancs ; toute notre génération d’ailleurs », reconnut Césaire (Kesteloot et Kotchy, 1993 : 200). En termes de stratégie littéraire, la revendication d’une différence permit aussi aux créateurs de la « négritude » de se démarquer de la littérature coloniale exotique, « régionaliste » [7] et parnassienne des « poètes de la décalcomanie », comme les appela Damas dans son anthologie publiée en 1947, qui bénéficiaient alors d’aimables et condescendantes critiques : « (...) dans les années trente un écrivain antillais ou africain qui a envie (...) de publier, peut choisir, par exemple, comme stratégie littéraire d’être ce que j’appellerais un écrivain “régional” ou “régionaliste”. Il peut donc publier des contes créoles ou des contes traduits d’une langue africaine en français (...) Ces écrivains [de la “négritude”] n’ont pas voulu être des écrivains régionalistes. Ils ont d’abord publié à Paris, on le leur a reproché, je crois que ce n’était pas comprendre leur stratégie », (Mongo-Mboussa, 1996 : 178).
Dans les années trente, la couleur de la peau pouvait parfaitement constituer une disposition à l’identification collective puisqu’elle s’inscrivait dans une configuration sociale dans laquelle la pigmentation avait acquis une valeur différentielle et classificatoire. Construite comme non neutre et significative, la couleur de la peau assignait une position dans l’ordre social et intellectuel. Les jeunes noirs qui aspiraient à entrer dans le champ littéraire disposaient d’une position toute désignée qu’ils pouvaient facilement investir : celle d’« écrivains noirs », exotiques et régionalistes. Mais le capital scolaire élevé détenu par les nouveaux prétendants comme Damas, Senghor et Césaire ne les prédisposait pas à adhérer à cette position dominée dans le champ littéraire qui ne correspondait pas à leurs intérêts. Par ailleurs, l’intégration dans le champ littéraire dominant en tant qu’écrivain semblait vouée à l’échec dans la mesure où, arrivant à Paris sans capital social et associés, tout comme les écrivains provinciaux, à un univers sans intérêt littéraire, ils ne pouvaient pas mobiliser les ressources nécessaires pour être reconnus comme des prétendants légitimes. Cette quasi-impossibilité pour ces nouveaux arrivants d’être simplement des « écrivains » et leur refus, motivé par leurs aspirations qu’autorisait leur niveau de culture académique, d’être « écrivains noirs », permet de comprendre qu’ils n’eurent d’autre « choix », dans cette configuration littéraire, que de s’inventer une position d’outsiders : celle d’« écrivains nègres ».
LA SOURCE DU CONFLIT : LE CONFLIT SUR LES SOURCES
Le thème du retour aux « sources » africaines et de la communauté d’origine des « nègres » dispersés de par le monde apparaît en mars 1935 dans L’Étudiant noir, organe de l’Association des étudiants martiniquais en France. Le fait culturel est premier, soutenait la revue – contre les communistes –, la reconquête de l’identité culturelle nègre, ensevelie sous presque deux siècles de domination, devait précéder l’émancipation politique. En littérature, les collaborateurs de L’Étudiant noir trouvèrent leurs maîtres, non pas dans le mouvement surréaliste – « Nous acceptions le Surréalisme comme un moyen, mais non comme une fin, comme un allié et non comme un maître » (Senghor, cité par Kesteloot, 1971 : 94) – mais chez les conteurs et les « poètes » traditionnels d’Afrique et des Antilles. La revue, en projetant de transcrire la littérature orale, voulait l’instituer en patrimoine littéraire authentiquement nègre : il s’agissait de transformer la malédiction d’une société noire sans écriture, en ressources novatrices dans le monde littéraire blanc en quête de nouveautés.
Dans l’unique numéro de L’Étudiant noir..., Césaire, alors directeur de publication, défendit une conception originale de l’identité nègre. Il s’opposa, en effet, à la thèse de Senghor (« L’humanisme et nous : René Maran »), seul collaborateur africain de la revue, et de Gratiant (« Mulâtres... Pour le bien et pour le Mal ») sur le métissage culturel et s’appliqua à démontrer que la culture antillaise était d’abord d’ascendance africaine (« Nègreries. Jeunesse noire et assimilation »). Il considérait alors que le nègre était avant tout victime d’une aliénation culturelle qui anéantissait son être fondamental. Le concept de « négritude », qu’il développa à cette époque, exprimait, selon lui, la résistance à la politique de l’assimilation et témoignait également de l’ambiguïté d’une position doublement dominée : en tant qu’écrivain et en tant que colonisé. « C’est parce qu’une culture n’est pas une simple juxtaposition de traits culturels qu’il ne saurait y avoir de culture métisse » confirmera Césaire lors du premier Congrès international des écrivains et des artistes noirs qui se tint à la Sorbonne en 1956.
Cette polémique qui, dès le début du « mouvement », divisa Senghor et Césaire sur les fondements même de la « négritude », témoigne a posteriori de l’irréalité sociohistorique d’une « négritude » ontologique et signale, a contrario, que la tentative de retrouver une unité mythique entre tous les nègres a été une fiction idéologique et politique : « (...) comme il n’existe de culture qu’apprise, l’Afrique du poète ne pourra être qu’une image (...) apprise dans les livres des ethnologues (qui, hélas ! ne donnent pas toujours une image exacte des réalités) » (Bastide, 1967 : 224-225). Que la « négritude » n’eut pas de pertinence anthropologique ne contrarie en rien le fait qu’elle fut un « coup littéraire » réussi : « Nous protestions et je continue à protester contre toute littérature qui tend à dénégrifier le nègre car il y avait en nous un nègre fondamental qui refuse de mourir (…) » (Césaire, La vie africaine, n° 19, 1961).
L’impossible recension des acceptions – indigènes et allogènes – données au terme de « négritude » montre bien que l’unité socio-anthropologique – illusoire – postulée par ses inventeurs ne fit pas le succès du thème. Les auteurs de la « négritude » s’imposèrent dans le champ littéraire par un coup de maître : ils s’inventèrent nègres en littérature et revendiquèrent leur part d’universel en brandissant leur singularité, eux que les puissances occidentales avaient privés des signes de la civilisation, les laissant sans histoire, sans écriture, sans religion unique, sans patrimoine, sans grands hommes et sans États.
Dans l’impossibilité de se réclamer d’une culture nationale, les poètes de la « négritude » ne pouvaient fonder leur légitimité littéraire que sur la confusion entre « race » et culture. Mais il ne suffisait pas de postuler une culture nègre. Encore fal-lait-il en inventer la cohérence, l’authenticité et la richesse. Les écrivains noirs ne furent pas les seuls à entreprendre ce véritable travail de réification culturelle. Des travaux d’ethnologues (Maurice Delafosse, Marcel Griaule et Marcel Mauss) furent mobilisés pour démontrer l’existence d’une civilisation africaine riche et méconnue. Mais ce fut surtout dans l’Histoire de la civilisation négro-africaine de l’ethnologue allemand Léo Frobénius [8] que les écrivains noirs puisèrent l’essentiel de leur argumentaire : en décrivant les signes d’une culture, basée sur l’émotion, qui serait commune à tout le continent noir, il permit l’invention du mythe fondamental de La Civilisation Nègre. Et en la rattachant « directement à la plus ancienne civilisation connue » – l’Égypte pré-islamique –, il la fit entrer dans la grande histoire de l’Humanité (Kesteloot, 1971 : 102). L’historien sénégalais Cheik Anta Diop alla beaucoup plus loin : en 1959, lors du IIe congrès international des écrivains et artistes noirs, il apporta une caution scientifique au mythe de la « négritude » en affirmant l’origine nègre de l’Égypte et par conséquent l’antériorité et la noblesse culturelles de la « race » noire. Cette théorie, qui s’appuyait, entre autres, sur le lien que l’auteur pensait avoir établi entre les langues nègres et l’égyptien ancien, inventa une généalogie glorieuse issue d’une des cultures antiques les plus valorisées par l’Occident. De « primitifs », les noirs devenaient « premiers » et s’imposaient ancêtres de l’Humanité : « nous [les nègres] avons assumé les premiers le rôle civilisateur du monde », affirma C. A. Diop (1979 : 54).
LE RYTHME ET L’EMOTION SONT NEGRES : MEPRIS DES BLANCS ET MEPRISE DES NOIRS
L’« identité » est une fiction anthropologique qui enracine en postulant une authenticité originelle (âge d’or) et un lieu-commun (une terre natale et une culture unique) d’où le Tout émerge : « nous restions, au fond, conscients de notre nature africaine » (Césaire, Le magazine littéraire, n° 34,1969).
Postuler une « nature africaine » n’était certes pas une nouveauté : les théories savantes occidentales s’étaient chargées d’en définir les traits essentiels. Le sens inné du rythme, de la musique et de la danse, la proximité avec la nature et les forces cosmiques figuraient parmi les principales caractéristiques identitaires attribuées à l’« être noir ». Cette assignation au langage du corps, au geste plutôt qu’à la parole, ne prenait tout son sens que mise en opposition avec le rationalisme de l’Occident, maître de la Lettre, de la science et de la technique : « Je suis Noir, je réalise une fusion totale avec le monde, une compréhension sympathique de la terre ; une perte de mon moi au cœur du cosmos, et le Blanc, quelque intelligent qu’il soit, ne saurait comprendre Armstrong et les chants du Congo », ironisait Fanon (1952 : 36). Ce stéréotype occidental constitua une des matrices de la « négritude » et fut théorisé comme le signe essentiel de l’âme noire – « construction du Blanc », affirmait encore Fanon ( op. cit. : 11) – et comme la source d’inspiration du génie du peuple : « Chez le Négro-Africain, disait Senghor, c’est dans la mesure où il s’incarne dans la sensualité que le rythme illumine l’Esprit » (Senghor, 1964). Cet auteur considérait que le sens de la communauté (famille étendue et solidarité villageoise) et l’émotion comptaient parmi les plus importantes des valeurs communes au monde noir : « L’émotion est nègre, la raison est hellène », disait-il ( op. cit. ). Ce résumé lapidaire de la différence identitaire entre Noir et Blanc connut un succès retentissant et suscita également les plus vives critiques. Le nigérian Wole Soyinka, prix Nobel de littérature en 1986, eut, en 1962, ce mot désormais célèbre parmi les détracteurs de la « négritude » : « un tigre ne proclame pas sa tigritude, un tigre saute ». Et, plus récemment, l’historien camerounais Achille Mbembe déclarait : « depuis que Senghor nous a dénié la raison pour cette province qu’est l’émotion, il ne nous reste plus rien » (Gueye, 1997 : 68). La position de Césaire était beaucoup plus ambiguë que celle de Senghor. S’il considérait lui aussi que « Le rythme est une donnée essentielle de l’homme noir » ( Afrique, n°5,1961) et s’il revendiquait la non technicité du nègre :
« (...) ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel (...) » (Césaire, 1983 : 46)
il affirmait néanmoins : « (...) ma conception de la négritude n’est pas biologique, elle est culturelle et historique. Je crois qu’il y a toujours un certain danger à fonder quelque chose sur le sang que l’on porte, les trois gouttes de sang noir (...). Je crois que c’est mauvais de considérer le sang noir comme un absolu et de considérer toute l’histoire comme le développement à travers le temps d’une substance noire qui existerait préalablement à l’histoire » (cité par Kesteloot et Kotchy, 1993 : 204).
Pour Senghor comme pour Césaire, cette association entre l’émotion, le rythme, la compréhension intuitive de la nature et l’« âme noire », loin d’être le signe d’une infériorité, était au contraire la marque d’une civilisation digne, riche et spécifique. Cette singularité classerait les Noirs non pas dans une « sous-race », incapable de rivaliser avec la « race » blanche conquérante, mais comme un groupe humain pouvant se glorifier d’une civilisation fondée sur des valeurs propres.
Mais comment rendre compte d’une culture et d’une littérature authentiquement nègres en français ? Cette aliénation linguistique était pour Jean-Paul Sartre une des contradictions les plus aiguës de la « négritude » : « (...) comme les mots sont des idées, quand le nègre déclare en français qu’il rejette la culture française, il prend d’une main ce qu’il repousse de l’autre, il installe en lui, comme une broyeuse, l’appareil-à-penser de l’ennemi » (Sartre, 1948 : XVIII). Si l’usage de la langue de l’oppresseur perpétuait l’oppression et empêchait toute expression réellement authentique du génie nègre alors, proposait Sartre, il fallait que les noirs la parlent « pour la détruire ». Les écrivains de la « négritude » tenteront de résoudre ce paradoxe en se revendiquant « voleurs de langues » : « Ce délit au moins nous l’avons commis ! Dérober à nos maîtres leur trésor d’identité, le moteur de leur pensée, la clef d’or de leur âme », affirmait Rabemananjara lors du IIe congrès international des écrivains et artistes noirs en 1959. De plus, si l’usage de la langue française leur permit de se faire connaître et reconnaître par les critiques et les lecteurs français, elle était aussi la seule qu’ils avaient en commun, puisqu’elle était l’unique langue d’enseignement dans l’ensemble des colonies. Et il est certain également que la très faible alphabétisation des populations africaines et l’absence de structures locales d’éditions ne pouvaient en aucun cas permettre aux écrivains de trouver leurs lecteurs sur un marché local.
Pour sortir de cette contradiction, « il faut plier le français au génie noir », disait Césaire ( Le magazine littéraire, n° 34,1969). En dissociant l’authenticité de leur art de l’authenticité de la langue, les écrivains noirs de cette génération pouvaient ainsi s’imposer sur le marché linguistique dominant tout en s’affirmant novateurs. Et c’est là qu’intervient le rythme, comme élément constitutif de l’âme et de l’art nègres, cher à Senghor et à Césaire. Si l’unité de l’art nègre ne se manifestait pas dans la singularité de la langue, elle pouvait en revanche se retrouver dans le rythme : « mes vers comptent, paraît-il, parmi les rares à pouvoir être battus facilement sur un tamtam », disait Césaire en guise de preuve de l’authenticité de sa « négritude » (Ngal, 1994 : 152). Aussi, en postulant l’existence et l’irréductible singularité de « l’ÉcritureNègre » quelle que soit la langue support, l’écrivain noir pouvait s’exprimer en Bambara, en Anglais, en Flamand ou en Français, sans renier pour autant son originalité et son authenticité. Cette écriture transcendait donc les frontières des particularismes linguistiques. Elle pouvait alors être proclamée universelle.
LA GUERRE : RENCONTRE SURREALISTE SOUS LES TROPIQUES
En dépit de leurs prises de position dans L’étudiant noir contre l’assimilation culturelle, Senghor et Césaire suivirent une double démarche : l’inscription forte dans la culture classique française et la revalorisation de la culture nègre. En 1935, Senghor fut le premier noir africain agrégé de grammaire et, la même année, Césaire intégra la prestigieuse École normale supérieure de la rue d’Ulm, temple de la culture occidentale. Durant ses études à Ulm, Césaire lut avec passion Mallarmé, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire, Peguy et Claudel, et il approfondit sa connaissance de la littérature noire américaine. C’est aussi à cette époque qu’il commença la rédaction du Cahier d’un retour au pays natal. Publié en 1939 dans la revue Volontés [9], ce long poème surréaliste, qui sera consacré quelques années plus tard par Breton et par Sartre comme le premier manifeste poétique de la « négritude », exprimait la douleur du déracinement, la violence de l’aliénation, le drame historique des Noirs et les affres du doute – « Ma négritude est une chose, celle de Senghor une autre. Parce que Senghor est un Africain, il n’a jamais douté un seul moment de l’Afrique » (Césaire, Fraternité-Matin, 15/04/1997). Césaire y imposait la singularité de la culture nègre en s’opposant à la culture occidentale et aux préjugés raciaux – « Parce que nous vous haïssons vous et votre raison, écrivait-il, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace » (Césaire, 1983 : 27) –, ainsi qu’au système colonial – « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont pas de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » ( op. cit. : 22). Il tuait le « bon Nègre » servile en lui – « la vieille négritude progressivement se cadavérise » ( op. cit. : 59) – pour proclamer « nous sommes debout maintenant, mon pays et moi (...) » et pour dénoncer le mensonge de l’Europe : « (...) il n’est pas vrai que nous n’avons rien à faire au monde, que nous parasitons le monde (...) » ( op. cit. : 57). Cette revendication à l’existence rebelle – « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ! » ( op. cit. : 33) – et l’invention d’une esthétique poétique – « Le Cahier, c’est le premier texte où j’ai commencé à me reconnaître ; je l’ai écrit comme un antipoème. Il s’agissait pour moi d’attaquer au niveau de la forme, de la poésie traditionnelle française, d’en bousculer les structures établies » (Ngal, 1994 : 87) – n’eurent pas d’écho parmi les intellectuels français, exclusivement préoccupés par la guerre qui s’annonçait.
En août 1939, Césaire rejoignit la Martinique où il occupa, quatre années durant, un poste de professeur de Lettres classiques au lycée Schœlcher (il eut comme élève Georges Desportes, Frantz Fanon et Edouard Glissant), alors que Senghor, fait prisonnier en 1940 puis relâché début 1942, reprit ses activités de professeur de Lettres en banlieue parisienne. Tandis que Senghor milita clandestinement dans les rangs du Front national Universitaire [10] tout en préparant une thèse d’État en linguistique africaine (Städtler, 1998), Césaire, lui, engagea la lutte contre le régime pétainiste instauré en Martinique en fondant la revue Tropiques (1941-1945) avec son épouse Suzanne Césaire, Aristide Maugée et René Ménil. Dans le premier numéro, Césaire posa les fondements de sa pensée : les particularités culturelles sont au point de départ de toute contribution à l’universel, affirma-t-il. Tropiques mit l’accent sur la communauté de destin des peuples de la diaspora noire, sur la nécessité de revaloriser l’héritage africain et de rejeter l’assimilation. Elle entreprit également de recenser et d’encenser le folklore, la flore, la faune, les contes et même la cuisine martiniquaise. Cinq numéros parurent entre avril 1941 et avril 1942, puis la publication s’interrompit sur décision des autorités vichyssoises. Lorsque, le 14 juillet 1943, la Martinique se rallia au Comité français de Libération nationale, les autorités gaullistes autorisèrent la reparution de Tropiques.
Les activités littéraires de Césaire auraient pu rester inconnues des cercles parisiens si André Breton, sur la route de l’exil vers les États-Unis en 1941, n’avait pas découvert Tropiques et le Cahier... lors de son escale en Martinique. Immédiatement conquis, il annexa l’esthétique poétique de Césaire au mouvement surréaliste affaibli, qui avait tout intérêt à revendiquer de nouveaux émules prometteurs (J.-M. Devésa, 1998). Dans Martinique Charmeuse de Serpents. Un grand poète noir (1943), préface destinée à une traduction du Cahier..., il dit de Césaire : « Pour moi son apparition (...) prend la valeur d’un signe des temps », et salua « La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant ».
Cette rencontre marquera durablement l’esthétique poétique de Césaire : « Quand Breton a lu les trois premiers numéros de Tropiques, il a cru que j’étais surréaliste. Ce n’était pas entièrement vrai, ce n’était pas entièrement faux (…). La rencontre avec Breton a été pour moi une chose très importante, comme avait été importante la rencontre avec Senghor dix ou quinze ans plus tôt » ( Tropiques, 1978 : VI). Mais Césaire revendiquera à plusieurs reprises son indépendance, se posant lui-même comme un maître : « la rencontre avec Breton a été une confirmation de la véracité de ce que j’avais trouvé par mes propres réflexions » ( op. cit. : VI) ; « j’ai refusé d’être un surréaliste français, mais j’ai emprunté à André Breton une technique littéraire se confondant avec la recherche de la liberté », dit-il encore (Césaire, Le Monde-Dimanche, 06/12/1981).
Entre 1941 et 1945, les deux hommes échangèrent des poèmes pour leurs revues respectives (Breton crée VVV aux États-Unis) et ce fut aussi à l’initiative d’un ami de Breton – Pierre Mabille, conseiller culturel à Port-au-Prince – que Césaire fit un séjour de sept mois en Haïti en 1944. Les œuvres qu’il a consacrées aux leaders de la révolution anti-esclavagiste haïtienne ( Toussaint-Louverture, 1962 ; La Tragédie du roi Christophe, 1964) attestent l’importance, pour lui, de la découverte de ce pays où, selon son mot, « la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité » (1983 : 24). Le récit de l’épopée de ces hommes légendaires permit aussi d’immortaliser des héros fondateurs, réels ou mythiques, d’un monde nègre politiquement et culturellement digne, et d’inventer un patrimoine historique commun.
L’APRES-GUERRE : LA « RECONNAISSANCE »
Produits de la culture française dominante, Damas, mais surtout Césaire et Senghor, acquirent au sortir de la Seconde guerre mondiale une indiscutable notoriété littéraire grâce à l’invention – et à la reconnaissance par le champ littéraire français – d’une « culture » et d’une « identité » nègre, succès auquel vint s’ajouter une notabilité politique. Damas était alors député SFIO de la Guyane, Senghor du Sénégal et Césaire, quant à lui, fut élu maire de Fort-de-France et député de la Martinique en 1945 et adhéra au PCF en 1946. Dans une brochure éditée par le PCF, il expliqua, aux côtés d’Aragon, d’Eluard, de Tzara et de Picasso entre autres, les raisons de son engagement politique : « (...) dans le monde mal guéri de racisme où persiste l’exploitation féroce des populations coloniales, le parti communiste incarne (…) le droit à la dignité de tous les hommes sans distinction d’origine, de religion, de couleur » (cité par Toumson et Henry-Valmore, 1993).
Alors que leurs écrits n’avaient rencontré, avant la guerre, qu’un public restreint et particulier (essentiellement les étudiants noirs en France) et une critique quasi silencieuse [11], leurs rééditions préfacées par des poètes et des philosophes occidentaux reconnus, tels Breton (1947) et Sartre (1948), assurèrent leur intégration dans le champ littéraire français. Breton et Sartre firent connaître les poètes de la « négritude » et explicitèrent, chacun à sa manière, le sens de la notion. Alors que l’Anthologie dirigée par Senghor marqua l’entrée en force de la poésie négroafricaine dans la littérature internationale et consacra la naissance de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « négritude », celle de Damas, publiée un an auparavant mais privée de préfacier prestigieux, passa inaperçue.
Pour Sartre, la « négritude », sous sa forme de « racisme anti-raciste », ne devait être qu’une étape : « La négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du Blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les Noirs qui en usent le savent fort bien ; ils savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races. Ainsi la négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière », écrivait-il dans « Orphée noir », sa préface à l’anthologie de la poésie nègre et malgache dirigée par Senghor (Sartre, 1948 : XLI). La référence ambiguë à la notion de « race » fut, dès le début du mouvement, un des aspects les plus contestés de la « négritude ». L’une des résolutions du IIe congrès international des écrivains et artistes noirs (1959) insista pourtant sur l’absence de critères raciaux : l’affirmation d’une « civilisation négroafricaine » [12] s’appuyait sur une « communauté d’origine et de souffrance » ( Présence Africaine, n° 24-25,1959). Césaire reconnut cependant qu’« il y avait dans la négritude quelque chose d’à la fois racial et narcissique », mais nia qu’elle fut une idéologie « raciste » et un postulat « négriste » : « La négritude, pour nous, était la reconnaissance de la spécificité du Noir, mais aussi l’ouverture à toutes les influences extérieures » ( La vie africaine, n° 19,1961). Et, dans son Cahier d’un retour au pays natal, ne sortait-il pas des limites biologiques attribuées à la notion de « race » pour s’identifier à « l’homme-famine, l’homme-insulte, l’hommetorture » ?
« (...) je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-harlem-qui-ne-vote-pas »
(1983 : 20)
Sartre, dans « Orphée noir », ne vit pas non plus la diversité irréductible des peuples noirs et identifia la « négritude » à un cri de révolte du prolétariat noir : « ce n’est pas par hasard que les chantres les plus ardents de la négritude sont en même temps des militants marxistes » (Sartre, 1948 : XL). Mais il poursuivit aussitôt en réglant quelques comptes avec certains poètes engagés : « L’originalité de Césaire est d’avoir coulé son souci étroit et puissant de nègre, d’opprimé et de militant dans le monde de la poésie la plus destructrice, la plus libre et la plus métaphysique, au moment où Eluard et Aragon échouaient à donner un contenu politique à leurs vers » ( op. cit. : XXVIII). Cette association entre poètes de la « négritude » et communistes ne valait que pour le Césaire de l’après-guerre et pour quelques autres poètes antillais et haïtiens, mais elle laissait de côté Senghor et un grand nombre d’auteurs, proches des milieux intellectuels catholiques de gauche, qui graviteront, à partir de 1947, dans le cercle d’influence de la revue Présence Africaine. De plus, si Sartre nota le surréalisme des poètes nègres antillais, il s’empressa de le singulariser du surréalisme « blanc », écorchant au passage le maître Breton. Mais, plus fondamentalement, le Sartre d’« Orphée noir », en négligeant les contradictions et en homogénéisant les destins et les œuvres des auteurs sélectionnés par Senghor, participa à la reconnaissance de la « négritude » comme expression littéraire originale d’une véritable singularité existentielle collective.
Il soutint également les poètes et les essayistes africains en leur ouvrant, entre 1947 et 1950, les colonnes de sa revue Les Temps Modernes. Il fit également partie, avec Gide, Rivet, Mounier, Maydieu, Monod, Sartre, Camus, Leiris, Senghor, Hazoumé, Wright, Césaire et la direction de la Revue Internationale, de l’éclectique Comité de patronage de Présence Africaine fondée à Paris en 1947 par Alioune Diop (Proteau, 1996) [13]. Autour de cette revue, les intellectuels noirs firent émerger non seulement la question de leur responsabilité vis-à-vis des populations colonisées, mais aussi celle d’une spécificité et d’une irréductibilité de la littérature nègre, tout en s’affirmant un des « maillons d’une vaste chaîne : l’humanité toute entière » (Diop, 1947 : 8). Il s’agissait de promouvoir une esthétique littéraire et poétique noire, de réhabiliter « la civilisation africaine » en publiant des articles sur l’histoire pré-coloniale et les valeurs traditionnelles et d’affirmer des principes spiritualistes ou mystiques (Diop, Senghor, ainsi que Mounier, Rivet et Maydieu sont de fervents catholiques).
Dans le premier numéro, Gide, Mounier, Naville et Sartre présentèrent des textes de fond sur les racines des préjugés racistes, sur les implications politiques de la co-lonisation et sur la problématique d’une pensée et d’un art authentiquement nègre, tandis que des ethnologues comme Griaule, Balandier et Monod confirmèrent l’idée de l’originalité de la civilisation africaine. Paradoxalement, en publiant leurs œuvres, les collaborateurs noirs de la revue (Dadié, Sadji, Senghor, Cissé, Diop, Wright), s’exposèrent comme écrivains, poètes ou artistes, mais n’engagèrent pas de débat sur l’aliénation culturelle ou politique. Et, dans ses propos liminaires, A. Diop affirma la volonté de « collaboration intellectuelle » avec les Européens afin de réaliser « l’intégration de l’homme noir dans le monde occidental » et présenta une image rassurante pour les autorités politiques : la « revue ne se place sous l’obédience d’aucune idéologie philosophique ou politique (...). Aussi notre revue se félicite-t-elle d’être française (...) » ( op. cit. : 7 & 12). La déclaration d’allégeance politique se doublait aussi d’une pathétique soumission culturelle vis-à-vis des maîtres blancs : « l’Europe est créatrice du ferment de toute civilisation ultérieure. Mais les hommes d’Outre-mer détiennent d’immenses ressources morales (...) qui constituent la substance à faire féconder par l’Europe » ( op. cit. : 14). Si Diop pensait que la littérature du « Négro-africain » pourrait « même enrichir la civilisation européenne », il réduisait cet apport à une « sensibilité fraîche », une « sagesse », à de « nouveaux thèmes pittoresques et moraux » ( op. cit. : 12). Quelle différence de ton avec le Cahier... de Césaire, pourtant daté de 1939 ?
Les conditions politiques de survie d’une revue dirigée par des intellectuels des colonies nécessitaient certes une certaine prudence et dictaient, en partie, la manière de la présenter. Il n’en reste pas moins que les propos assimilationnistes du fondateur de Présence Africaine ne pouvaient que déranger les convictions de Césaire. De fait, il disparut du comité de patronage dès le troisième numéro, vraisemblablement en raison des divergences politiques et idéologiques entre les compagnons de la « négritude ». Diop était en effet un catholique pratiquant, Senghor, catholique lui aussi, adhérait à la SFIO et Césaire au PCF. Cependant, dès le début des années cinquante, l’option politique rejoignit la problématique culturelle. Ainsi, la prédominance des Africains au sein du comité de rédaction et leur influence dans le comité de patronage symbolisa une étape vers plus d’autonomie. En 1950, la fondation des éditions Présence Africaine offrit une tribune à des personnalités et à des auteurs noirs dont beaucoup occupèrent de hautes fonctions administratives et politiques. La publication en 1953 d’un numéro spécial ( Les étudiants noirs parlent ) confié aux militants anti-colonialistes de la Fédération des étudiants noirs en France (FEANF), associa l’équipe de Présence Africaine aux revendications d’indépendance qui s’affirmèrent encore plus clairement trois ans plus tard, lors du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, initié par la revue.
La littérature nègre fut aussi accueillie par la revue communiste Europe qui publia en 1949 un numéro spécial sur l’Afrique et par Les Lettres Françaises, hebdomadaire politico-littéraire d’obédience communiste. Cette reconnaissance est également le fait de la revue catholique progressiste Esprit, d’Emmanuel Mounier (en 1948, il publia au Seuil L’éveil de l’Afrique noire ), qui fut particulièrement engagée auprès de ces auteurs et, ce, avant même la guerre. Aussi les écrivains de la « négritude » furent-ils partagés entre un engagement militant au PCF (Césaire, Depestre...) et une proximité de pensée avec le catholicisme de « gauche » en plein essor à cette époque (Senghor, Diop...). Les dissensions idéologiques entre les auteurs de la « négritude » s’atténuèrent, en 1956, avec la démission de Césaire du PCF qui exprimait l’impossibilité d’affirmer simultanément la singularité de « l’être noir » (« nègre »/« race ») et sa communauté de position avec tous les autres dominés (« prolétaire »/« classe ») : la lettre de démission de Césaire du PCF (1956) et sa querelle avec Depestre (1955) en témoignent.
LUTTE DES CLASSES OU LUTTES DES « RACES » ?
Durant dix années, Césaire fut un député et un poète communiste français reconnu dans les deux champs (politique et littéraire). Ce double engagement n’allait pourtant pas sans contradiction : nègre rebelle en poésie, défenseur de la spécificité culturelle des peuples noirs, féroce pourfendeur de l’assimilation et de l’aliénation culturelle et politique, il lutta parallèlement, et cela en accord avec le parti communiste, pour la transformation des colonies d’Amérique et de la Réunion en départements français d’Outre-Mer (loi du 19 mars 1946). Il n’était nullement question d’indépendance pour les Antilles dans les discours de Césaire à l’Assemblée nationale, même s’il s’insurgeait contre le système de domination coloniale : « Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leurs vies, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme », écrivit-il en 1950 dans son Discours sur le colonialisme (Césaire, 1955a).
Son engagement aux côtés du PCF le sépara de ses compagnons de Présence Africaine et le rapprocha des intellectuels du parti et, également mais dans une moindre mesure, de la conception de la littérature de combat définie par Aragon. C’est ainsi qu’à l’occasion de la conférence du Mouvement des intellectuels français pour la défense de la paix, qui se tint à Paris en avril 1949, Césaire lut un poème de facture réaliste. Aragon, satisfait, déclara : « (...) c’est avec une grande émotion que l’ancien surréaliste que je suis salue en Aimé Césaire le grand poète qui fut surréaliste comme moi, un des plus grands parmi les poètes politiques d’aujourd’hui » ( Justice, 12/05/1949). L’apparent ralliement de Césaire à l’esthétique réaliste se doublait d’une grande admiration pour Maurice Thorez auquel il rendit hommage dans la revue Justice (04/05/1950). À cette époque, Césaire semblait entièrement dévoué au Parti : son discours prononcé à Moscou à la gloire de Staline lors de ses funérailles en mars 1953 fut une véritable marque d’allégeance. Il affirmera pourtant quarante ans plus tard : « Contrairement à ce que les gens pensent, je n’ai jamais été communiste. Cependant, pendant dix ans, j’ai vraiment tenté de l’être. J’ai fait de mon mieux. À partir du moment où j’avais adhéré au Parti, je me suis mis à lire Marx, Lénine et même Staline. De bonne foi. Comme on apprend le latin ou le grec (...) Bref j’ai essayé d’y croire. Et quand j’avais des réticences je les mettais sur le compte de mes préjugés petits-bourgeois » ( Le Nouvel Observateur, 17/02/1994). Malgré des divergences importantes, notamment sur le statut des DOM [14], Césaire continua de suivre la ligne du Parti. À l’automne 1955 notamment, il fut aux côtés de Mauriac, Morin, Sartre, etc., dans le Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre d’Algérie ( Le Monde, 06-07/11/1955). Son Discours sur le colonialisme (1955a), réédité en pleine guerre coloniale aux éditions Présence Africaine, devint par ailleurs la référence de tous les militants anti-colonialistes. Ce rapprochement avec l’équipe de Présence Africaine annonçait un tournant décisif du parcours politique de Césaire : il était en effet de moins en moins convaincu que le communisme travaillait à la victoire de la « cause nègre », et de plus en plus en désaccord avec la ligne du Parti en matière de production littéraire.
Il afficha alors clairement son opposition aux thèses esthétiques du réalisme socialiste, telles qu’elles avaient été promulguées lors du Ier congrès soviétique à Moscou en 1934, par l’intermédiaire d’une controverse avec le poète haïtien Depestre, membre du PCF. Celui-ci, dans Les Lettres Françaises (16-23/06/1955), accusait la « négritude » d’être une « métaphysique petite-bourgeoise aveugle aux réalités historiques de la lutte des classes » : « Je suis de plus en plus enclin à considérer tout déséquilibre du langage, tout état morbide des mots, comme le reflet d’un relâchement de la pensée, d’un égarement de la conscience socialiste », affirmait-il. Il visait sans nul doute le surréalisme et maintenait que la poésie devait se soumettre aux exigences et aux mots d’ordre de la lutte idéologique.
« Nous savons tous, Ô mes peuples nègres
Que le pigment de la peau
N’est que le bouclier
Qui dissimule le teint sans couleur du capital »
(Depestre, 1952)
Césaire devait renoncer à l’individualisme petit-bourgeois et aux métaphores hermétiques dont regorgeait Les Armes miraculeuses – recueil de facture nettement surréaliste publié en 1946 chez Gallimard – pour être compris d’un public beaucoup plus vaste et ainsi remplir sa fonction d’intellectuel au service d’une cause : dix ans auparavant, Roger Garaudy avait déjà signifié à Césaire qu’il ne pouvait être à la fois un intellectuel communiste et un poète surréaliste : « nous avons le droit (…) de penser que notre Césaire est d’autant plus grand qu’il s’arrache plus puissamment aux hiéroglyphes surréalistes (…). André Breton n’a apporté à la grande voie biblique de Césaire que des oripeaux de pacotille » ( L’Humanité, 24/08/1946). Paradoxalement, cette polémique renouvelée à propos de l’abrupte difficulté des écrits de Césaire et de son élitisme culturel classait le poète dans l’espace de la production restreinte et de l’art pour l’art. « Fous-t’en Depestre, fous-t’en laisse dire Aragon » [15], lui répondit Césaire dans un poème publié dans Présence Africaine (1955b). Dans la même revue, Depestre reconnût qu’Aragon s’était toujours opposé à la publication de Césaire et de tout commentaire sur son œuvre dans Les Lettres Françaises : « Est-ce faire injure à Aragon que de le croire responsable du silence établi autour de Césaire ? (...) J’ai été le seul à bénéficier de l’hospitalité fraternelle des “Lettres Françaises” » (Depestre, 1955 : 57). Les surréalistes, que la querelle concernait directement, publièrent dans leur revue Le Surréalisme, même des extraits du texte de Césaire et Jean Schuster fit paraître une « Lettre ouverte à Aimé Césaire » : « Il me plaît qu’Aragon non seulement vous ait tenu closes, jusqu’à ce jour, les portes des Lettres Françaises, mais ait systématiquement interdit toute critique, tout compte rendu relatifs à vos livres (…). Ce silence, Aimé Césaire, sur votre nom, dans cette feuille, je souhaite de tout mon cœur qu’il dure aussi longtemps que vous et moi » (n° 1,1955).
La querelle entre Césaire et Depestre portait également sur les conditions d’existence d’une « poésie nationale ». Pour Depestre, le « retour aux mesures traditionnelles de la poésie », proposé par Aragon, pouvait aider la poésie haïtienne « à se débarrasser de son individualisme formel, c’est-à-dire, à découvrir les chemins du réalisme » national (Depestre, 1955 : 42). Pour Césaire en revanche, cette position traduisait l’aliénation du poète « à ce qui n’est à tout prendre que le goût très personnel de quelques uns » : « (...) la dialectique d’une époque ne se ramène pas aux caprices, encore moins aux sautes d’humeur de quelque créateur privilégié », affir-mait-il en faisant indirectement référence à Aragon (1955c : 41). Dans ce texte, Césaire confirmait sa croyance en une poésie typiquement nationale enfouie au plus profond d’un inconscient collectif postulé : en étant authentique, la poésie serait « nationale par surcroît » ( op. cit. : 40). La rupture littéraire était consommée. Trente ans plus tard, Césaire parlait encore d’Aragon comme d’un « petit marquis aux talons rouges » (Toumson et Henry-Valmore, 1993 : 135).
La rupture politique suivit de peu la rupture littéraire. En février 1956, lors du XXe congrès du PCUS, les révélations du rapport Khrouchtchev sur la période Stalinienne ébranlèrent le parti communiste français. Césaire ne prit pas position immédiatement sur cette affaire, mais ses écrits et son rapprochement avec l’équipe de Présence Africaine témoignent de ses désillusions politiques et de ses profonds désaccords avec le Parti : il esquissa une théorie de la décolonisation autour de l’idée d’un rassemblement national transcendant les contradictions de classe et, malgré l’opposition du PCF, il participa au Ier congrès international des écrivains et artistes noirs, organisé par Présence Africaine à Paris en 1956 où il défendit une conception du rôle des intellectuels noirs radicalement différente de celle du PCF : « notre démarche est inspirée de cette idée que la voie la plus courte vers l’avenir est toujours celle qui passe par l’approfondissement du passé », affirmait-il (à l’issue du congrès fut créée la Société Africaine de Culture, présidée par Césaire à partir de 1980).
Ces prises de position annonçaient la rupture avec le Parti : le 23 octobre, jour de l’insurrection du peuple hongrois, Césaire démissionna. Il s’en expliqua dans la fameuse Lettre à Maurice Thorez datée du 24 octobre 1956. Les éditions Présence Africaine la publièrent en 1956 : « Aimé Césaire dénonce une sorte d’impérialisme culturel, revendique la libération de l’initiative spirituelle, culturelle et politique des peuples noirs (…). Il disqualifie l’Occident en tant que directeur des consciences et de l’histoire. Il revendique et affirme l’avènement d’un changement radical dans les structures traditionnelles de la vie culturelle dans le monde », écrivit Alioune Diop dans la préface (Césaire, 1956a). Le rapport Khrouchtchev fut l’élément décisif qui le poussa à rompre avec le PCF : « Les révélations de Khrouchtchev sur Staline sont telles qu’elles ont plongé, ou du moins je l’espère, tous ceux qui ont, à quelque degré que ce soit, participé à l’action communiste, dans un abîme de stupeur, de douleur et de honte ».
Mais Césaire ne s’en tint pas là. Il instruisit plus fondamentalement le procès des idéologues communistes, selon lui incapables de concevoir la double aliénation du colonisé – en tant que prolétaire et en tant que Noir. En quel
Il se lance dont dans le commerce. Plutôt le petit commerce car il n’a guère d’argent. C’est des cotonnades des tisserands de son pays qu’il va vendre, à pied, au Mali et au Ghana voisin. Il en ramène de la kola, des sandales et du sel qu'il écoule sur les marchés locaux.
Habile commerçant, il ne tarde pas à réaliser quelques petites économies qui lui permettent, en 1950, d’ouvrir une boutique et un restaurant à Yako. Ses affaires commencent à prospérer et en 1955, Kanazoé achète un premier camion pour transporter diverses marchandises. Ainsi prend-il pied dans le transport.
Au début des années 70, il diversifie encore ses activités. On le retrouve dans la construction et le commerce général. Le moment est venu de structurer ses différentes activités. Il crée, en 1973, l’entreprise Oumarou Kanazoé, une entreprise individuelle.
Son premier gros contrat est la réalisation (en sous-traitance) d'un tronçon de route de 50 kilomètres. Il commence à se faire un nom et peut passer, l’année suivante, commande de plus de cent camions. Il devient de plus en plus incontournable dans le secteur stratégique du bâtiment et des travaux publics.
Aujourd’hui, l’Entreprise est devenue familiale avec la participation active des enfants qui y travaillent tous. Le premier, Mady, la cinquantaine, est le directeur général. C’est lui qui aura la lourde tâche de continuer l’œuvre de son père. Il est secondé par Yacouba, le deuxième fils. « Pour ma succession, mon choix s’est porté sur mon premier fils, Mady Kanazoé, explique-t-il. Il aime le travail. C’est lui le directeur général de l’Entreprise Kanazoé. Je prie Dieu afin qu’il lui donne une bonne santé et une longue vie. En attendant la relève, il bénéficie de mes conseils et de mon expérience ».
Un homme matinal
La journée de Kanazoé commence très tôt. Après la première prière de l’aube, il reçoit ses nombreux visiteurs avant la traditionnelle tournée des chantiers vers 8 h. Avec ses employés, il est plutôt paternaliste. Il les tance rarement et déjeune même souvent avec eux. Il en profite parfois pour les encourager à se lancer dans les affaires.
L’entreprise a un patrimoine impressionnant : plus de 400 véhicules et engins pour les travaux publics, 10 scrapers (dont l’unité revient à plus de 200 millions F CFA), quatre carrières et un hélicoptère. Chaque mois, Oumarou Kanazoe dépense près de 200 millions F CFA (305 000 euros) pour l’entretien de ses machines. Il dispose lui-même d’une gamme de voitures Mercedes et de deux avions acquis en 1977 et 1980.
OK emploie un demi-millier de permanents dont six expatriés et un nombre variable de contractuels au gré des chantiers.L’argent qu’il injecte dans le tissu économique burkinabé est évalué à quelque trente millions d’euros, chaque année.
Incontournable
L’entreprise Oumarou Kanazoe est un véritable empire et son boss un leader. Grâce à son entregent, l’entreprise est rapidement devenue l’un des fleurons de l’économie nationale, et l’entrepreneur, l’un des hommes les plus riches du pays. Aujourd’hui, il a abandonné le transport et le commerce général pour se concentrer désormais sur le bâtiment et les travaux publics dont il rafle la quasi-totalité des appels d’offres.
Pour les techniciens du ministère des Infrastructures, OK a contribué fortement à tirer vers le haut, un secteur qui stagnait avant les années 2000. Avec une croissance de plus de 7,5% par an depuis 2001, le secteur du BTP est en plein essor au Burkina Faso. Cette croissance est tirée par la hausse de l’investissement immobilier et par la relance des infrastructures financée en partie par les bailleurs de fonds internationaux. Selon le ministère des infrastructures, le Burkina Faso investit environ 98 milliards CFA (150 millions d’euros) annuellement dans le secteur du BTP.
Expansion régionale
Depuis mai 2006, le groupe Kanazoé est devenu le distributeur des voitures de marques Ford et GWM avec une filiale créée à cet effet, Africa Motors Burkina, que dirige le cadet des Kanazoé, Djibril. En moins de deux ans d’existence, Africa Motors Burkina s’est imposé comme un sérieux concurrent dans un domaine qui était la chasse gardée de quatre concessionnaires.
L’expansion se fait également en direction des pays voisins. OK intervient depuis quelques années au Niger, au Bénin et au Mali et ambitionne de prendre pied en Côte d'Ivoire, au Togo, et dans le reste de la sous-région. Toutefois, il doit faire face à une compétition nationale et internationale de plus en plus forte. Ce n’est pas pour faire peur à une entreprise récompensée du Trophée international de la construction en 1992, à Madrid. Comme en témoignent aussi ses derniers contrats pour les barrages de Liptougou, de Tougouri et de Yalgo pour un coût global de 23,5 milliards CFA, environ 35 millions d’euros
Hier comme aujourd’hui et probablement demain, Kanazoé semble devoir durer au firmament des affaires au « pays des hommes intègres ». La Chambre de Comme ne s’y est pas trompée. Le 26 août dernier, elle l’a véritablement plébiscité pour un nouveau mandat de cinq ans à sa tête. Il est vrai qu’il en est membre depuis 45 ans et la dirige depuis douze ans mais qu’il sait se montrer altruiste avec ses concurrents. Depuis les années 90, pour leur faire place, il a renoncé à soumissionner pour les constructions de villas, d'écoles, de bureaux et dispensaires.
L’homme des pouvoirs ?
Une telle fortune, une telle popularité ne peuvent être sans contempteurs. Ils citent à l’envie l’affaire Norbert Zongo, du nom de ce journaliste assassiné, une collusion avec les pouvoirs et les plaintes répétés de certains de ses travailleurs…
« Peut-on atteindre un tel niveau de responsabilité et ne pas être, en Afrique dans le cercle du pouvoir ? » s’interroge un universitaire devant l’itinéraire de l’enfant de Yako. Oumar Kanazoé a su, en tous les cas, être dans les bonnes grâces de tous les pouvoirs qui se sont succédé en Haute Volta, puis au Burkina Faso depuis Sangoulé Lamizana (1966-1980) jusqu’à Blaise Compaoré. Un ancien ministre confie que « même les régimes militaires ne lui cherchaient pas noise parce qu’il arrivait qu’il dépanne l’Etat ».
Après l’assassinat en octobre 1987 du président Thomas Sankara, originaire comme lui de la région de Yako, c’est l’un de ses camions qui transporte la terre pour recouvrir ce qui lui tenait lieu de sépulture. Cela ne l’empêche pas aujourd’hui de s’engager plus qu’auparavant en politique avec le tombeur de Sankara, Blaise Compaoré. Il assiste à ses meetings du Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP), le parti au pouvoir, pendant les campagnes électorales. Ses détracteurs assurent aussi qu’il rate aucun marché juteux, s’il le désire réellement parce qu’il « n’hésite pas à faire parler les « feuilles » selon la savoureuse expression populaire burkinabé pour désigner la corruption.
L’affaire Norbert Zongo
Mais c’est véritablement l’affaire Norbert Zongo qui va entacher une réputation, jusqu’alors irréprochable, pour la majorité de ses concitoyens. Dans l’affaire de ce directeur de publication de l’hebdomadaire L'Indépendant assassiné le 13 décembre 1998 pour s’être intéressé de trop près à la mort mystérieuse de David Ouédraogo, le chauffeur de François Compaoré, le frère du président burkinabé Blaise Compaoré, son nom a été cité. Selon Robert Ménard de Reporters Sans Frontières, qui était membre de la commission internationale mise sur pied par le Burkina, en janvier 1999, pour élucider le crime, le rapport de la Commission déposé le 7 mai 1999 aurait été expurgé de certaines parties afin de trouver un consensus pour que tous les commissaires le signent. Ce qui, du reste, n’a pas été le cas. Les parties supprimées mettraient en cause François Compaoré et Oumarou Kanazoé. Pour Robert Ménard, la participation du richissime Kanazoé au crime de Sapouy est indéniable. "Il est le lien avec tout le monde", a-t-il martelé lors d’un passage à Ouagadougou, en octobre 2006.
Kanazoé est tout aussi catégorique. Lors de sa première audition devant la Commission d’enquête indépendante, il a affirmé : "Je n’avais jamais entendu parler de Norbert Zongo, (...) et je n’avais jamais rencontré Norbert Zongo. (...) Je n’ai jamais demandé à Norbert Zongo d’arrêter d’écrire sur l’affaire David Ouédraogo".
Religieux et philanthrope
Malgré les succès et la fortune, Oumar Kanazoé n’a pas oublié son origine modeste et son éducation morale. Les populations découvrent au jour le jour, sa générosité. Il offre des vivres aux régions connaissant un déficit céréalier, construit bénévolement des écoles ; sans oublier les nombreuses mosquées et quelques églises.
En 1994, il a construit gracieusement, dans le bassin du Nakanbé, à environ 135 km au nord du pays, un barrage dont la capacité est de 100 millions de m3 peut irriguer 8000 ha avec un potentiel halieutique annuel d'environ 500 tonnes de poisson. Reconnaissants, les habitants l’ont dénommé « Le barrage de Kanazoé ».
La Télévision nationale ne s’appelle pas en revanche Télévision Kanazoé. Il a pourtant rénové ses locaux en octobre 2006, pour plus de 70 millions, « sans contrepartie », selon le, Directeur de la télévision, Yacouba Traoré.
Chaque vendredi, ses deux résidences (au centre Commercial de Ouagadougou et à Pissy) sont prises d’assaut par les nécessiteux qui n’en repartent jamais sans une liasse de billets. Plusieurs familles et structures ne vivent que grâce à ses dons. Cet altruisme est chez lui comme une fixation psychologique : "L’homme ne vaut que par ses rapports avec les autres. L’argent doit aider les nécessiteux, si je suis riche, c’est grâce à Dieu. Je répands bonheur autour de moi pour le remercier" se justifie-t-il.
L’islam est pour lui ce qu’il a de plus cher. Il a déjà effectué le pèlerinage aux lieux saints et s’investit grandement dans la construction d’édifices religieux et dans la prise en charge des imams. Il est président de la Fédération des associations islamiques du Burkina Faso. "Ma fortune, c’est pour servir Dieu et mes concitoyens, pour créer des emplois, redistribuer les richesses et contribuer au bien-être du plus grand nombre possible de burkinabés", aime-t-il clamer. Son vœu le plus cher : "avoir longue vie et la bénédiction de Dieu pour pouvoir réaliser le maximum de choses au profit des êtres humains".
Hamza Touré, Cherif Elvalide Seye
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